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Cet article est le troisième d’une série sur la fiction interactive. Le premier retraçait l’histoire du genre, tandis que le second mettait en lumière la diversité de la fiction interactive depuis quelques années.

Encore plus que toutes les autres formes de création interactive, l’écriture d’une fiction dans laquelle doit s’impliquer le public s’articule autour d’un enjeu fondamental : maintenir l’illusion. L’illusion que l’utilisateur décide… alors que son pouvoir est somme toute limité. L’illusion qu’il puisse, le temps d’une histoire, s’octroyer un pouvoir dont il ne saurait rêver dans une salle de cinéma ou devant un écran de télévision.

Comme le stipule la formule d’usage, l’interaction est un partage du contrôle sur l’histoire entre créateur et public. Un partage dont nous édictons les règles lors de l’écriture et de la conception de telles oeuvres.

Un nouveau contrat

L’accord tacite entre une fiction interactive et son spectateur, c’est que ce dernier va pouvoir en transformer les paramètres. Chez certains, l’attente systématique peut être celle de « changer le cours de l’histoire », mais ce n’est pas toujours le cas, comme nous l’avons évoqué dans le précédent article de cette série sur la fiction interactive.

Alors bien sûr, il y a les histoires à embranchements, comme Bandersnatch (2019), celles qui nous permettent d’influer sur le cours du récit en choisissant entre deux (ou trois, ou quatre, etc.) options à certains moments clés.

Mais d’autres fictions interactives racontent plutôt une histoire linéaire – en proposant plutôt de choisir son point de vue, comme le récent République (2019). D’autres enfin éclatent le récit au point de ne lui laisser, en apparence, aucune forme de structuration – comme peut le faire avec brio Telling Lies (2019).

Retrouvez dans un précédent article une étude de cas complète de Telling Lies.

Chacun de ces modes de narration présente bien sûr des enjeux créatifs et d’écriture singuliers, qu’il serait bien illusoire de vouloir couvrir dans un simple article. C’est pourquoi je restreindrais celui-ci aux fictions dites à embranchements, à savoir celle dans lesquelles vous êtes régulièrement confronté à un choix influant sur la suite de l’histoire. 

Il s’agit du genre de fiction interactive le plus commun, mais possiblement aussi le plus complexe à développer. Les fictions à embranchements sont qui plus très en demande actuellement, suite à l’impulsion donnée par Bandersnatch (2019), l’épisode interactif de la série Black Mirror diffusé sur Netflix.

Je vous propose donc de décortiquer cette oeuvre en détail, afin d’en dégager les grands enjeux d’écriture.

Anatomie d’une fiction interactive : Bandersnatch

Des milliers d’articles ont déjà été écrit sur ce projet, autant dire que j’arrive largement après la bataille. Grâce à un marketing ambitieux, Bandersnatch a connu un franc succès, faisant d’ailleurs découvrir la fiction interactive à d’innombrables « novices ».

Et il faut dire que l’oeuvre est bien produite, l’expérience simple et fluide. Du concept à l’exécution en passant par les thématiques abordées, ses créateurs réutilisent – parfois avec une certaine astuce – les codes du genre. Ceci étant dit, Bandersnatch souffre toutefois d’une absence quasi-totale de prise de risque narratif. Nous ne sommes donc pas, selon moi, face à un chef d’oeuvre mémorable, mais plutôt face à un cas d’école parfait : ambitieux mais classique.

Bandersnatch est un épisode spécial de la série Black Mirror, célèbre anthologie qui s’attaque à la place de la technologie et de la modernité dans nos sociétés. L’histoire de l’épisode s’articule autour des notions de réalité et de libre-arbitre. Parler de libre arbitre dans une fiction où l’on fait des choix : une mise en abyme un peu cliché du genre mais tout à fait en phase avec la tonalité de la série. 

Nous suivons donc Stefan, un jeune développeur de jeux vidéo, qui tente de mener à bien son premier grand projet tout en luttant contre des troubles psychiques qui lui font perdre prise sur le réel. 

Vous faites des choix au nom de ce personnage principal uniquement, les autres personnages sont hors de votre contrôle. Vous avez dix secondes pour faire chaque choix, sinon une option par défaut est sélectionnée pour vous.

Au fil de l’histoire, vous pourrez tomber sur de « fausses fins » qui sont plutôt des game over qu’autre chose : 

Dans ce cas, vous pouvez revenir en arrière pour faire un choix différent et tenter d’aboutir à l’une des cinq « vrais fins » qui concluent véritablement l’histoire, de façon plus ou moins positive. Une fois parvenu à l’une de ces fins, l’expérience vous propose continuellement de prendre d’autres chemins pour explorer les chemins que vous avez délaissé.

Voilà pour l’expérience dans les grandes lignes, qui se structure donc comme beaucoup d’autres fictions à embranchements :

Abordons maintenant l’écriture de Bandersnatch plus en détails.

Bien commencer, bien finir

Autant le dire de suite, Bandersnatch souffre d’un mal assez commun dans les fictions interactives : une phase d’exposition qui n’en finit pas. Le début de l’histoire est très pauvre en interaction et le vrai premier choix arrive au bout de sept minutes d’expérience :

Et pourvu que vous fassiez le mauvais choix à ce stade – (spoiler) en acceptant la proposition de l’éditeur de jeux vidéos – vous devrez revivre les évènements du début, refuser son offre la seconde fois, et patienter au total huit minutes avant le prochain choix majeur.

Il est bien sûr normal de commencer une telle expérience par des choix simples, ayant peu d’incidence sur l’histoire. C’est une façon incontournable d’apprendre au public à manier l’interface, et à comprendre le contrat que vous cherchez à mettre en place :

Proposer des choix fondamentaux dès la première minute ne serait bien sûr pas une bonne idée. Car pour bien choisir, il faut comprendre deux choses : comment tout cela fonctionne, et quelles sont les motivations du ou des personnages que je contrôle. Et cela demande un peu de temps. 

Toutefois, dans Bandersnatch, cette exposition du récit semble interminable. Elle témoigne, je pense, d’une incapacité des créateurs – scénaristes de longue date pour la télévision – à contextualiser leur récit sans passer par un long tunnel de narration linéaire.

Il est bien sûr plus complexe de donner les clés de compréhension de l’histoire (qui, quoi, où, quand) de façon non linéaire. Mais nous touchons ici à l’un des principaux enjeux de ce genre d’oeuvre : jusqu’où peut-on faire confiance à l’utilisateur pour rapiécer lui-même les éléments clés de l’histoire ?

Bandersnatch a fait le choix de le prendre par la main de façon rassurante, linéaire à l’extrême. Un choix compréhensible compte tenu de l’objectif de toucher un public en grande partie peu familier du genre. Mais un choix qui donne immédiatement à l’interaction un aspect gadget dont il peut être difficile de se départir… 

Alors dans Bandersnatch – pour tout de même tenir le pacte implicite des fictions à embranchements – les vrais choix lourds de sens se déportent vers la fin du récit : dans le dernier tiers de l’expérience, la structure du récit s’éclate pour donner naissance au cinq grandes fins de l’histoire, chacune présentant de surcroit des petites variantes. Si l’on inclue toutes les variations ainsi que les game over, le récit présente au total une vingtaine de fins. 

Pour répondre ici à une question fréquente : il n’y a pas de bon nombre de fins à donner à une fiction à embranchements. Il n’y a pas non plus de nombre minimum à respecter. L’enjeu réel ici, c’est de s’assurer que toutes les fins apportent une conclusion satisfaisante à l’histoire, ainsi qu’une expérience uniformément engageante quelque soit le chemin emprunté. 

Ici encore, Bandersnatch fait des choix discutables. Tout d’abord, toutes les fins ne se valent pas (et je ne parle pas de l’existence des game over, qui sont en fait de simples cul-de-sac narratifs). Parmi les fins dignes de ce nom, certaines surviennent au bout de 40 minutes, et d’autres au bout d’une heure, voire plus. Certaines fins présentent même un générique, donnant ainsi l’impression d’avoir trouvé la « bonne fin ».

Tout cela donne à l’expérience Bandersnatch une forme d’instabilité narrative : en fonction de vos choix, vous pourrez connaître une expérience courte – et le plus souvent un peu bâclée – ou une expérience presque deux fois plus longue, et bien plus satisfaisante. 

La recherche d’une équilibre dans la structure narrative me semble donc avoir été occultée, ce que l’on peut regretter. Il ne s’agit pas pour autant de dire que chaque fin doit apporter toutes les clés de compréhension de l’histoire, où qu’elles doivent toutes plaire au public.

Intégrer des fins non satisfaisantes – où le héros meurt par exemple – peut être un facteur de motivation à recommencer l’expérience pour aboutir à quelque chose de plus positif… Ce qui importe, c’est donc que chaque fin soit la culmination d’un récit complet et digne de ce nom.

Chemins, impasses et tunnels

Un début pseudo-linéaire et des fins nombreuses, quoique inégales, voilà pour schématiser la structure de Bandersnatch. Et quid du milieu ? Le deuxième tiers de l’histoire propose un certain nombre de choix a priori importants.

(spoiler) On vous demandera par exemple si vous préférez vous suicider ou faire se tuer votre ami Colin. Plutôt signifiant comme choix ! 

C’est dans ce deuxième tiers que l’histoire se développe vraiment. Ce fut pour moi le moment où j’ai cru que Bandersnatch pourrait devenir une très belle oeuvre interactive. Les thèmes du libre arbitre et du jeu vidéo s’entremêlent de façon pertinente, les personnages prennent du corps, tout le puzzle commence à prendre forme. Sauf que… 

Sauf que les choix proposés à ce stade sont en fait rapidement désamorcés, et cela détruit la sensation de contrôle sur l’histoire que l’on pensait avoir.

Par exemple, vous avez le choix de suivre Colin ou d’aller chez le psy. Si vous suivez Colin, tout ce que vous allez vivre par la suite va s’avérer être un rêve / un délire / une ligne de temps parallèle (selon votre interprétation) et vous vous retrouverez devant le cabinet du psychologue, sans autre choix que d’y rentrer… 

Sacrifier l’illusion de contrôle du public, c’est vicier son état d’esprit pour de bon. S’il se rend compte d’être manipulé sans raison, il cesse de réfléchir au nom du personnage principal… et commence à questionner sa propre posture de spectateur en train d’interagir.

L’histoire de Bandersnatch explique ces impasses, ces faux choix qui bouclent sur eux-mêmes, en exploitant le thème du libre arbitre et du destin. Un thème qui aurait pu être magistralement exploité, mais qui apparait plutôt comme une excuse, un prétexte aux limites interactives de l’expérience.

Ici encore, il importe de nuancer : présenter une impasse dans un récit à embranchements n’est pas nécessairement mauvais. Mais il importe de justifier narrativement cette impasse et surtout de ne pas multiplier les moments où un choix s’avère ne pas en être un. Si tous les choix bouclent sur eux mêmes, l’utilisateur va finir par choisir sans réfléchir, simplement pour faire avancer l’histoire puisqu’il se dit désormais qu’il est dans une forme de « tunnel narratif », imposé par les créateurs. 

Voilà peut-être le principal soucis artistique de Bandersnatch. Le début un peu mou et les fins inégales sont largement pardonnables, et pas nécessairement désagréables à vivre en tout cas. En revanche, cette sensation d’être dans un tunnel finit par gâcher le contrat, la promesse que la fiction interactive impose implicitement.

Bandersnatch aurait pu être une oeuvre interactive majeure, mais ses créateurs se sont trop facilement réfugiés derrière le sujet du libre-arbitre pour justifier le manque de profondeur de leur structure narrative.

Et pour ne pas seulement m’attarder sur le négatif, je souhaitais finir cette courte étude en mettant en lumière un moment très astucieux (parmi d’autres) de Bandersnatch. Lorsque votre personnage se remémore un douloureux souvenir d’enfance, vous découvrez avec une potentielle frustration que n’avez alors qu’un seul choix :

Mais cette frustration est ici tout à fait justifiée, puisque si vous pouvez encore modifier votre présent, vous ne pouvez plus rien faire pour changer votre passé…

Alors ne jettons pas Bandersnatch dans les orties non plus, il s’agit tout de même d’une oeuvre à voir absolument pour quiconque souhaite s’aventurer dans le genre tumultueux des fictions à embranchements.

Pas de choix sans conséquence

Pour finir cet article, je souhaiterai sortir du cadre de l’étude de cas pour développer une réflexion sur les conséquences des choix proposés à l’utilisateur dans une fiction à embranchements.

Il serait déraisonnable de vouloir faire en sorte que chaque choix bouleverse l’univers narratif. Et il est d’ailleurs très facile de faire admettre au public que certains choix sont plus importants que d’autres.

Certaines oeuvres ne se cachent d’ailleurs pas de présenter des choix majeurs et des choix mineurs. Dans la fiction interactive Life is Strange par exemple, parmi les centaines de choix que vous aurez à faire, vous serrez régulièrement confronté à une décision lourde de sens. La musique se fait plus intense, l’image se brouille, la scène semble vrombir. Et vous comprenez très vite qu’il ne s’agit pas de faire ce choix à la va-vite :

Selon cette même logique, il est possible d’envisager les choix donnés au public de plusieurs façons, en fonction des conséquences qu’ils emportent. Un choix peut ainsi être :

  • neutre : il n’impacte pas vraiment la suite de l’histoire, au-delà peut-être de la manière dont un autre protagoniste formule sa réponse par exemple. Le choix neutre est très utile pour impliquer l’utilisateur dans l’expérience, pour lui apprendre à interagir ou tout simplement pour donner plus de corps à l’univers narratif grâce à de petits détails.
  • circonstanciel : il a un impact limité sur les évènements de l’histoire, mais il influe sur la nature ou l’état de la relation avec les autres personnages de l’histoire. Le choix circonstanciel peut par exemple déterminer si un personnage nous considère, au fil de l’expérience, de façon amicale ou hostile.
  • fondamental : il transforme drastiquement l’histoire, il rapproche ou éloigne l’utilisateur (et le personnage qu’il incarne) de son objectif final. Le choix fondamental implique donc, dans l’esprit du public, la création d’embranchements narratifs distincts.

L’écriture et la conception d’une fiction interactive passe donc par la compréhension des mécaniques du choix humains, par celle de nos biais cognitifs également. A cet égard, je vous recommande la lecture d’un autre article, qui cherche à comprendre comment faire faire des choix éclairés et forts à son public.

Un arsenal narratif qui semble de plus en plus précieux à l’heure où la fiction interactive gagne enfin ses lettres de noblesses et ses gages de popularité.

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