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Une critique souvent adressée au genre interactif est que bon nombre d’oeuvres ont tendance à être pauvres en émotions, que l’interactif anesthésie quelque peu la charge émotionnelle que sont plus naturellement capables de véhiculer un film, un livre et un autre format dont nous sommes davantage familiers.

S’il faut bien avouer que l’interactivité ne simplifie pas la tâche et que des obstacles nouveaux se dressent sur la route du conteur interactif, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une fatalité inhérente à la notion d’interactivité. Celle-ci ouvre même un nouveau champ des possibles qui permettront de faire entrer le public dans un état émotionnel certain.

Et l’enjeu est de taille. Après avoir saturé les Internets d’informations relativement fades, de nombreux médias et marques ne jurent plus que par l’émotion pour se distinguer. Vous n’avez pas pu manquer les titres hautement putaclicks des Upworthy, Buzzfeed et autre siphonneurs d’attention — « Ce bébé de 3 mois a changé le monde! Vous ne devinerez jamais à quel point nous exagérons avant d’avoir cliqué ici ».

L’émotion est devenue une véritable monnaie d’échange dans notre économie de l’attention. Et s’il ne s’agit pas pour nous tous de faire du racolage émotionnel, il est très souvent fondamental de pouvoir provoquer une réaction du coeur avant de transformer l’esprit.

Émotions et histoires

Avant d’étudier les spécificités de l’interactivité, il serait bon de rapidement évoquer comment une histoire parvient à encapsuler des émotions, ou plutôt à les « construire ».

La lente progression vers l’émotion

En termes de narratologie, il est un schéma que l’on voit sans cesse et qui semble peu ou prou immuable en dépit des légères modifications que chacun veut y apporter. Il s’agit bien entendu de la structure type d’un récit, permettant d’en visualiser les grands mouvements : un début, un milieu, une fin, le tout parsemé de crises qui maintiennent le public sous tension jusqu’au climax, le grand final qui déclenche la résolution du drame.

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Les accentuations de la courbe sont les moments privilégiés de “décharges émotionnelles”. Et l’on constate à quel point ces instants se construisent lentement mais sûrement. Il est particulièrement compliqué de provoquer une émotion complexe dès les premières minutes d’un film, d’un livre ou autre. Tout simplement car le public n’y est pas prêt et n’a pas encore pénétré le périmètre de la suspension consentie de l’incrédulité.

Ce phénomène mental nous permet — en tant que spectateur, lecteur ou utilisateur — de nous convaincre que le monde fictionnel ou distant que l’on nous présente devient notre réalité. Une réalité que l’on fait volontairement sienne le temps d’une expérience, pour mieux en ressentir les implications.

Tant que ce temps de mise en place d’un univers narratif —et d’acceptation de l’univers par le public — ne s’est pas écoulé, les émotions ne circuleront pas ou peu.

Cette temporalité n’est pas dérangeante dans un contenu linéaire car le public nous fait inévitablement confiance pour l’amener progressivement dans l’état émotionnel souhaité.

Mais lorsqu’il s’agit d’un contenu interactif — où nous lui demandons souvent dès les premières minutes de faire des choix empathiques comme par exemple choisir de suivre un personnage plutôt qu’un autre… — le bât blesse. Car il est peu probable qu’il soit suffisamment investi dans l’univers proposé pour faire des choix convaincus et éclairés. Les premiers choix, qui déterminent pourtant parfois le reste de l’expérience, sont alors réalisés dans une forme d’abstraction qui ne sera jamais véritablement satisfaisante.

Prenons pour exemple le documentaire interactif Inside The Haiti Hearthquake, où l’on vous demande dès le chargement de la page de choisir entre trois personnages. Mais vous ne disposez d’aucun élément pour faire votre choix autrement “qu’au hasard”.

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Vous ne savez pas quelles histoires se cachent derrière chacun des personnage, pas plus que leurs enjeux personnels. Vous partez donc dans l’une des trois directions proposées (et d’ailleurs ce sera probablement la seule que vous emprunterez…) en espérant avoir eu de la chance.

La mise en place de l’univers du projet aurait mérité d’être rendue plus dense afin de motiver ce choix primordial et déterminant pour la suite de l’expérience.

Pourquoi cette recherche de la charge émotionnelle?

Nous venons de le voir, une émotion est avant tout une progression vers un pic narratif sciemment orchestré. Le public ne ressentira jamais sur commande mais il accepte de se soumettre à la puissance évocatrice d’une histoire et de lui faire confiance pour provoquer chez lui des sentiments variés.

Du point du vue du créateur, provoquer une émotion est un processus complexe — qui repose sur des notions particulièrement fluctuantes comme l’empathie et l’immersion — alors pourquoi s’engager dans une telle entreprise ?

Tout simplement en raison de l’intuition intemporelle que l’engagement du public par l’émotion permet une meilleure transmission du message sous-jacent. Une intuition depuis validée par un certain nombre d’observations scientifiques comme le relève Peter Guber dans son livre Tell To Win.

Guber affirme ainsi que le public accepte d’entrer dans un univers narratif car il le considère comme un cadeau, sans percevoir qu’en fait une histoire n’est qu’un véhicule au service des intentions de son conteur. Un récit qui devient donc un cheval de Troie mental conçu pour pénétrer la citadelle de l’esprit humain.

L’interactivité peut être un frein aux émotions

La question doit être posée : est-ce que donner un choix au public ne tue pas dans l’oeuf toute possibilité de transmettre une émotion ? Selon moi, l’alchimie entre technologie et ressenti est en effet plus complexe à obtenir qu’avec une narration linéaire.

Et cela pour 3 raisons intrinsèques à la notion même d’interactivité — c’est à dire relativement inévitables —mais aussi pour d’autres raisons qui relèvent davantage des choix des concepteurs et de limites technologiques — que l’on pourra plus aisément dépasser.

Les “barrières émotionnelles” inhérentes à l’interactivité

Je pense qu’il y a trois points de friction relativement inévitables entre les mécanismes de l’interactivité et ceux servant à provoquer une émotion.

Tout d’abord, il est à noter que la plupart des choix nécessitent le maintien d’une rationalité, d’une forme de concentration, alors qu’un sentiment complexe suppose davantage un abandon de l’esprit aux aléas de l’histoire en cours.

Deuxièmement, une expérience interactive implique la maîtrise d’une interface — avec son lot de complications et de problèmes d’ergonomie potentiels. Est-on vraiment disposés à éprouver une émotion alors que l’on essaie simplement de comprendre comment cette foutue interface fonctionne ?

Enfin, et ce dernier point ne s’appliquera pas à tout le monde, mais est-il vraiment naturel pour le public de faire consciemment des choix qui le conduise à ressentir des émotions négatives comme la tristesse ou le désemparement ? N’y a-t-il pas une tendance naturelle à faire le choix le moins pénible si l’on nous laisse cette liberté ?

Le but ici n’est pas de répondre à ces questions ou de donner à ces “lacunes” des palliatifs clé en main. Chaque projet, chaque créateur interactif devra trouver ses propres solutions à ces problématiques ou assumer ces limites comme le “prix à payer” pour s’ouvrir d’autres possibilités offertes par l’interactivité.

Les erreurs et les limites à la création d’émotions par l’interactivité

Si le passage précédent pouvait sembler quelque peu fataliste, celui-ci détaille en revanche des pratiques et des limites technologiques qui peuvent mettre un frein à l’impact émotionnel d’une expérience interactive, mais qui peuvent être dépassées.

Le plus évident obstacle à l’émotion reste l’interactivité qui tombe au mauvais moment. Nous avons évoqué plus haut le cas d’un choix proposé avant même que l’utilisateur ait pu s’imprégner de l’univers de l’histoire. Mais l’on peut aussi imaginer qu’une interaction requise juste avant le point culminant de l’expérience (climax) ou lors de son dénouement pourraient tout autant se mettre en travers de l’impact émotionnel de l’histoire…

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Ce problème de timing du choix se pose dans de nombreuses oeuvres comme par exemple A Short History of the Highrise, déjà mentionné dans un précédent article sur les distractions.

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Dans ce documentaire interactif, un choix est proposé toutes les 20 secondes environ, et les digressions sont particulièrement longues à parcourir. Dans ces conditions, quelles sont les chances de voir émerger en nous une quelconque charge émotionnelle ? La rationalité nécessaire à ces choix répétés interdit clairement le développement progressif d’une émotion complexe.

Au-delà de ces problèmes de timing nous avons également tout un panel de soucis d’exécution technique comme les bugs, les temps de chargement trop longs et les interfaces mal conçues. Ceux-ci empêcheront de vivre correctement l’expérience proposée et empêcheront bien entendu la moindre émotion d’émerger.

Mais il faut aussi noter que les créateurs interactifs souffrent aussi de certaines limites technologiques dont ils ne sont pas responsables. Ainsi le niveau d’abstraction technique requis par nos appareils et autres interfaces est — pour certains utilisateurs — difficilement compatible avec les impératifs de l’émotion.

Par exemple le clic d’une souris est d’un niveau d’abstraction très élevé, c’est un processus désormais classique pour effectuer une action, mais qui reste très éloigné d’une interaction humaine naturelle. En revanche, si l’on considère le toucher du doigt sur une tablette, le niveau d’abstraction diminue nettement.

Peut-être sommes-nous alors plus disposé à créer un lien émotionnel avec une oeuvre interactive à mesure que l’on parvient à réduire ce fameux niveau d’abstraction technique ? Et grâce aux interfaces qui nous attendent dans un futur proche, tout cela est promis à de grandes évolutions.

Mais l’interactivité offre aussi des “exhausteurs d’émotions” spécifiques

Dans une expérience interactive, l’histoire ne suit pas toujours le schéma classique du début-milieu-fin avec crises-climax-dénouement. Dans ce cas, les conteurs d’histoires non-linéaires ont dû développer d’autres manières de susciter des émotions chez le public.

L’incarnation

Particulièrement courante dans les expériences ludiques mais aussi dans de nombreux documentaires et fictions interactifs, la proposition de prendre le contrôle d’un personnage peut permettre de faciliter la prise de conscience des enjeux par le public.

L’objectif est de “forcer l’empathie” grâce à une narration à la première ou à la deuxième personne. Le public se voit confié la responsabilité de réaliser les objectifs d’un personnage (qui ne lui ressemble pas forcément d’ailleurs).

Ainsi dans l’expérience Jeu d’Influences, nous incarnons un patron d’entreprise devant gérer une sérieuse crise de communication. Difficile de se dire que ce personnage nous ressemble, ni que nous apprécions certains de ses comportements. En pourtant, nous luttons et réfléchissons pour “l’aider” dans sa démarche.

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De nombreux autres projets comme Jour de Vote, dans la peau d’un député ou encore The Refugee Challenge du Guardian ont utilisé ce procédé.

Mais ce n’est pas toujours une réussite car pour que l’utilisateur se sente impliqué, il faut créer une forme de mise sous tension. Le public doit comprendre et faire siennes les motivations du personnage, tout en ayant une vision claire des objectifs à accomplir.

L’implication

Demander au public de s’investir personnellement dans son projet est un pari hautement risqué. Certaines expériences collaboratives en ont d’ailleurs fait les frais et n’ont jamais vraiment réussi à fédérer de communautés.

Mais pour les projets qui sont parvenus à mobiliser une communauté active, la sensation de satisfaction provoquée chez les participants s’en trouve exacerbée. C’est la stratégie adoptée par de nombreux projets participatifs comme la fiction collaborative Anarchy ou le documentaire Question Bridge.

Les moyens à déployer pour motiver la communauté à s’appliquer dans la co-création d’une oeuvre sont considérablement plus importants que pour une expérience “classique”. Les concepteurs peuvent développer à cet effet des systèmes de récompense — Anarchy met par exemple en avant un classement des participants les plus actifs — ou essayer de réduire au maximum les “frictions” qui pourraient rendre la contribution complexe et fastidieuse.

Sur cette notion de friction, on notera par exemple la proposition du projet Question Bridge, qui demandait à une communauté d’hommes Noirs Américains de témoigner en vidéo sur leur quotidien ou leur rapport à la notion de race dans la société. Potentiellement, tourner une vidéo et la télécharger sur un site collaboratif peut être un processus qui en rebute plus d’un, se disant qu’ils n’ont pas le temps de faire tout ça. Les concepteurs ont ainsi créé une application mobile qui permet en deux trois clics de prendre une vidéo de son témoignage et de le déverser sur le site.

La personnalisation

Certaines oeuvres interactives font le partie de considérer les variables ou les données personnelles de chacun comme une partie intégrante de l’expérience proposée. En personnalisant l’oeuvre, il peut se créer un lien immédiat entre l’utilisateur et le contenu qu’il consomme puisqu’il y trouve un reflet de lui-même, et non plus seulement la vision d’un autre.

Citons pour l’exemple l’expérience sociale Take This Lollipop qui permet — en se connectant via son compte Facebook — de voir des photos personnelles publiées sur le réseau social intégrées à une histoire qui promet de vous traumatiser…

Dans un autre registre, The Wilderness Downtown, un clip interactif réalisé pour le groupe Arcade Fire, intègre à une expérience web des vues Google Earth de votre lieu de naissance, le tout illustré par la musique du groupe.

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La promesse de personnalisation est un facteur d’amusement et de curiosité pour beaucoup qui, en plus, incite également au partage social puisque chacun trouvera valorisant d’avoir intégré une partie de soi à une oeuvre.

L’immersion

Au risque d’insister, je pense que distractions et émotions ne vont (presque) jamais de paire. Comment ressentir si l’on ne fait pas attention à l’histoire qui nous est contée ?

En ce sens, la recherche de l’immersion — à savoir l’implication totale du public dans l’univers narratif — peut être assimilée à une recherche de l’émotion.

L’immersion peut se cultiver de diverses manières propres aux histoires (qualité de la narration, du jeu d’acteur…), à leur forme (qualité visuelle, sonore, rythme du montage ou de l’écriture…), à leur mode de diffusion (choix du média, qualité de l’interface, temporalité…).

De plus, certaines innovations offrent de nouvelles possibilités, comme les dispositifs de réalité virtuelle qui interdisent par nature toute forme de distraction. En coiffant ces casques, nous ne voyons plus rien d’autres, n’entendons plus rien d’autre que l’histoire qui se joue, et ce peut agir comme un formidable exhausteur d’émotions. En témoigne cette photo d’une femme en pleurs devant l’expérience de réalité virtuelle Hunger in L.A. de Nonny de le Peña.

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