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Il est un fait que nous regrettons quasiment tous mais qui continuera malgré tout de s’imposer à nous : nous vivons dans une économie de l’attention. Trop de contenus, trop de communication, trop de notifications, trop peu de temps dans une journée.

« Dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraîne la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce qui est consommé par l’information. Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’information crée une rareté d’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer »

— Simon, H. A. “Designing Organizations for an Information-Rich World”

Dans une telle économie, nous cherchons à “acheter” de l’attention, et la nouvelle monnaie est devenue l’immersion, à savoir la capacité de plonger un public dans un état de concentration profonde qui, pendant un certain temps, le rend insensible aux stimulus extérieurs à l’expérience proposée.

La distraction : ennemie ou alliée?

Nous aimons penser que le simple fait de raconter une bonne histoire rendra notre public suffisamment reconnaissant pour qu’il nous donne sans compter de son temps si limité. Mais l’on réalise rapidement que si la qualité de la narration est une condition sine qua non, elle n’en est pas pour autant suffisante.

L’inattention naturelle du spectateur d’une oeuvre interactive est une constante qu’il ne faut pas nier. Si la capacité d’un auteur à nous plonger dans un récit brillamment articulé semble sans limite, il ne faut pas non plus se bercer d’illusions quand à la place du récepteur de son histoire.

Tout récit rentre aujourd’hui en concurrence avec l’ensemble de la production culturelle, et « inculturelle », disponible sur les Internets, avec la télévision, les livres, les appareils mobiles. Mais en concurrence également avec le manque de temps chronique de l’homo-modernus surbooké, avec le boss qui surgit dans le dos de l’utilisateur, le contraignant à délaisser jusqu’au soir l’exploration de l’oeuvre interactive, etc. etc.

Un bel éclairage sur cette notion de compétition pour l’attention du public a été porté par Quartz d’après le cas Netflix. Netflix a d’abord considéré que ses concurrents étaient Hulu, Amazon et HBO. Puis progressivement, ce sont toutes les formes de divertissements qui sont devenues des dangers potentiels.

De nombreuses armes ont été identifiées pour améliorer la qualité de l’expérience utilisateur d’une oeuvre interactive. J’en ai retenu une cinq permettant de réduire efficacement les distractions inutiles.

5 pistes pour lutter contre les distractions

Les estimations du temps de consultation moyen d’un webdocumentaire oscillent grandement — entre 5 et 20 minutes selon les projets.

La problématique pour un webdocumentaire, un newsgame, ou toute oeuvre interactive est donc que le « rebond » de l’utilisateur est bien souvent un saut hors de l’oeuvre et donc une sortie du flow, si bien décrit par Florent Maurin sur son blog, à savoir l’état recherché de concentration et d’immersion profonde d’un utilisateur dans une activité.

En fonction du sujet et du support, chacun choisit son arme pour lutter contre la distraction des internautes inconstants : immersion, personnalisation, ludification, second screen, participation, engagement social… Cette section n’a pas vocation à déclarer une stratégie meilleure que l’autre – tout cela est bien trop contingent à la nature des projets – mais bien à identifier un ennemi protéiforme qui semble toujours survivre en dépit de tous nos efforts.

1. Les hyperliens, la plus fondamentale distraction?

Il n’y a pas plus basique que les hyperliens, ils façonnent la structure même des Internets. Il n’y a qu’à voir le premier site web jamais créé par le CERN pour s’en convaincre : une petite collection d’hyperliens expliquant… ce que sont les hyperliens! Alors forcément, ils deviennent de fondamentaux carrefours narratifs pour les oeuvres interactives. Mais ne posent-ils pas une menace plus grande encore que l’avantage qu’ils procurent?

La nature de l’hyperlien est selon moi problématique dans deux cas de figures. Le plus évident : lorsque ledit hyperlien nous conduit en-dehors de l’oeuvre. Peu fréquent dans les webdocumentaires, il est en revanche beaucoup plus courant dans les webreportages et les infographies dynamiques, souvent produits par des rédactions adeptes du lien dans leurs papiers web. Et si le lien dans un article a un intérêt certain, bien que parfois discuté, il est a proscrire dans une expérience interactive.

Par exemple dans cette infographie interactive d’ARTE autour de Goldman Sachs, les collections de liens en bas de page conduisent vers des articles ou… des vidéos sur YouTube !

Capture d’écran 2016-03-27 à 12.54.53

Un clic, et une nouvelle fenêtre s’ouvre, annihilant toute chance d’immersion de l’utilisateur en un éclair de navigateur. La pertinence de ces liens n’est pas à remettre en cause mais leur non-intégration à la plateforme interactive est une distraction contre-productive.

2. Transitions et chargements, quand la technique affleure

Seconde problématique attachée aux liens : ils peuvent également rompre l’immersion sans pour autant nous faire sortir de l’interface. Pour des raisons principalement techniques, de nombreux webdocumentaires utilisent un préchargement fractionné du contenu. Ainsi, une barre de chargement s’affiche à votre arrivée sur le webdoc, pendant que les vidéos, photos, textes et sons de la première partie de votre expérience interactive sont préchargées ; puis à la fin de la première partie, l’opération se répète pour charger la seconde partie etc. Cela est dû à la qualité toujours plus importante des fichiers photos et vidéos qui deviennent donc des fichiers toujours plus lourds qui rendent impossible, car trop long, le préchargement de l’oeuvre toute entière en une seule fois.

Malgré cela, l’attente dure toujours quelques secondes au moins et la transition peut parfois être un peu brutale. L’utilisateur immergé peut alors sortir de son état de concentration extrême du simple fait de cette interruption – et se rappeler qu’il est au travail et qu’il n’est pas censé passer ses journées à manger du contenu interactif. Pourtant, des solutions extrêmement simples, comme continuer de jouer un fond sonore pendant le chargement intermédiaire, permettent de garder l’utilisateur dans le flow à moindre coût. Le documentaire interactif Killing Lincoln réussit cela parfaitement.

killinglincoln

Un autre superbe projet réussissant à rendre la technologie transparente est le “long-form” du Guardian, NSA Files Decoded. Des vidéos sur fond blanc se chargent automatiquement lorsque la barre de défilement atteint un certain niveau. Nul besoin pour l’utilisateur de cliquer sur un petit bouton lecture tous les deux paragraphes de texte pour lire les vidéos, et ça change tout en termes de fluidité…

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3. Bon clic / Mauvais clic

Nous venons de voir qu’il est donc nécessaire de limiter au maximum les transitions lorsqu’un mouvement narratif n’est pas achevé. En extrapolant légèrement, nous pouvons même en déduire que le clic de la souris doit être utilisé avec parcimonie.

En ce sens, les interfaces scrollables – contrôlées par le défilement de la souris – sont particulièrement agréables à regarder lorsqu’elles sont aussi réussies que celle de Killing Lincoln – même si dans ce cas l’overdose d’information est assez rapide – ou encore de Hollow, où la sobriété du fond et de la forme s’accommode parfaitement de cette navigation très douce.

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Tout simplement, le clic doit rester un choix de l’utilisateur et ne pas servir de simple « continuez ». Il doit avoir une action majeure sur la narration. Le « bon » clic doit donc être rare, non-répétitif et narrativement lourd de conséquence.

4. Digressions, pop-up et bonus: l’importance du timing

Il est courant de se voir proposer au cours du visionnage d’une oeuvre interactive des bonus, des compléments d’infos, des digressions, bref des choses à cliquer qui nous laissent faire des choix. Dans le cas où ces choix prennent la forme d’encarts, de pastilles, de pop-up, d’icônes bondissantes se superposant à l’image, la distraction est immédiate puisque notre cerveau est inévitablement attiré par le mouvement.

Dans bien des cas, cette distraction est négative. Regardez le documentaire interactif A Short History of the Highrise par le New York Times et l’ONF et vous en aurez l’illustration la plus extrême qu’il m’a été donné de voir. Une vidéo principale se joue et un module interactif vous propose, en moyenne tous les 20 secondes (!!!), de faire un décrochage pour visualiser des contenus additionnels placés sous la vidéo.

highrise

En incitant à cliquer sur un « bonus » en plein milieu de la narration, on demande à l’internaute de faire l’effort intellectuel que le concepteur n’a pas pris la peine de faire. C’est à l’auteur d’imaginer comment rendre ses contenus disponibles de la manière la plus ergonomique et fluide possible, et non à l’utilisateur de faire un effort de mémoire – pour suivre une digression dont il ne sait même pas si elle lui apportera quelque chose – afin de replonger par la suite dans l’histoire principale.

L’utilisateur ne doit pas percevoir le visionnage de ces bonus comme un service ou un hommage qu’il rend à la qualité du travail de l’auteur (j’exagère, mais à peine) mais bien comme une véritable récompense. Proposer à l’utilisateur de bookmarker ces bonus pour un visionnage ultérieur ou tout simplement les débloquer à la fin de la consultation d’un chapitre dans une logique de ludification, sont des approches certes plus complexes techniquement mais sûrement plus respectueuses du temps accordé par l’utilisateur et plus susceptibles de prolonger son immersion.

Un exemple intéressant se trouve dans la fiction interactive 6 millions de morts. Tout au long de la vidéo principale, on peut, en cliquant sur des icônes, récolter des objets qui nous font prendre une direction différente avant de nous reconduire au « tronc commun ». Le chemin pris est alors matérialisé sur la timeline en bas de l’écran (voir capture ci-dessous), qui laisse toutefois apparaître le chemin ignoré. Libre à nous par la suite d’explorer ce chemin délaissé ou pas.

6million

L’ergonomie de cette interface n’a pu être réalisée que grâce à l’humilité des concepteurs. Car si l’on insiste parfois lourdement sur les bonus à cliquer, si l’on cherche à provoquer l’interaction au détriment de l’immersion, c’est parce que l’on accepte mal qu’un utilisateur ne voit pas tout ce que l’on a créé ! Mais cela doit faire partie du jeu de l’interactivité.

5. Miser sur la subtilité

Les Internets offrent un espace de liberté presqu’infini où les entraves semblent être de moins en moins nombreuses et de moins en moins coûteuses à surmonter. Alors pourquoi devrait-on soi-même s’infliger des restrictions? Ne serait-ce pas aller à l’encontre de la nature même de notre medium favori?

Pourtant si l’hubris totale du créateur interactif/transmedia est désormais permise, elle engendre parfois bien des dérives. Les plus notables sont selon moi :

  • le délire encyclopédique / le tsunami d’information, où l’on refuse de mettre de côté une once de contenu
  • l’ergonomie tableau de bord, où à vouloir donner trop de choix, l’utilisateur ne sait plus où cliquer
  • le tout à l’égo, où la primeur donnée aux interactions sociales prend le pas sur l’histoire

Lutter contre sa propre démesure est peut-être contre-nature mais il faut essayer. Essayer de limiter le volume de contenus produits pour éviter une interface polluée par de trop nombreux « bonus ». Essayer de privilégier la fluidité de la narration à l’interaction vide d’un clic inutile. Essayer de provoquer l’engagement par la gratification et l’émotion plutôt qu’avec des fonctionnalités vectrices de distraction.

Poursuivez cette lecture avec un second article qui étudie comment, à l’inverse, nous pouvons jouer de l’inattention naturelle du public pour en faire un élément au service de l’histoire racontée. Et si vous avez vos propres méthodes pour lutter contre les distractions, n’hésitez pas à les partager.

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