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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.

Pour brosser le portrait de Jasmin, un jeune trans pratiquant le roller derby, l’équipe de Gender Derby a choisi un format déroutant et pourtant plein de sens: la vidéo verticale. Un documentaire qui bouscule les codes établis, et ce, à tous les égards.

Sournoisement et rapidement, la vidéo verticale s’est imposée dans notre imaginaire visuel collectif, à la faveur de la démocratisation des téléphones mobiles et des réseaux sociaux. Le format des stories notamment – désormais disponibles sur Instagram, Facebook, Snapchat et d’autres plateformes – impose de partager des images et des vidéos dans ce ratio. Et pourtant la résistance au vertical était (et reste) grande !

Pour beaucoup encore, cela ne se fait tout bonnement pas! Et c’est bien compréhensible, car la vidéo verticale traîne une mauvaise réputation. C’est le ratio des contenus vides de sens partagés sur Snapchat, des vidéos tremblantes capturées en mode selfie à la va-vite. Bref, tous nos chefs-d’œuvre audiovisuels sont horizontaux.

« À l’origine, le choix du vertical ne m’a pas vraiment enthousiasmé. J’avais peut-être quelques a priori sur cette image, sur le mobile… Je me suis demandé si ce n’était pas simplement le dernier truc à la mode », confesse Camille Ducellier, réalisatrice de Gender Derby.

Une appréhension vite dépassée, fort heureusement, car Gender Derby soulève des interrogations concernant autant la forme que le fond. Avant de découvrir de façon plus détaillée ce documentaire de 7×8 minutes – dont les épisodes sont diffusés tous les dimanches jusqu’au 21 octobre sur la plateforme IRL de France Télévisions –, je vous invite à en regarder le premier épisode. Et puisqu’il s’agit d’une vidéo verticale, privilégiez donc grandement votre mobile pour la regarder !

A la rencontre de Jasmin

Fort d’une précédente collaboration sur un projet documentaire en réalité virtuelle touchant à la question du genre, Camille Ducellier et Romain Bonnin, producteur nouveaux médias chez Flair Productions, décident d’explorer l’idée d’une série documentaire dans la même veine.

« J’ai rencontré Jasmin juste avant que Romain ne me propose de travailler sur le genre, se rappelle la réalisatrice, et j’ai très vite pensé à lui parce qu’il était en transition, et assez charismatique. Et lorsqu’il m’a parlé du roller derby, j’y ai vu une cohérence simple et évidente entre un sport féministe et inclusif et sa démarche personnelle. C’est un sport qui accepte les personnes trans mais aussi toutes les formes de corps sur la piste : des corps gros, minces, frêles, musclés, mous… »

En roller derby, une des joueuses (la « jammeuse ») doit se frayer aux chemins à travers un groupe de bloqueuses adverses. « En allant voir un match, j’ai rapidement constaté la joie du public lorsque la jammeuse arrive à s’extraire. C’est une belle métaphore de l’émancipation! »

Pour l’équipe, il s’agit alors de trouver la forme qui permettra de tirer au mieux ce portrait intimiste de Jasmin. « La vidéo verticale s’est imposée assez naturellement comme une manière formelle de représenter la question du binaire et non binaire » assure Romain Bonnin. « Très vite, l’écran partagé vertical s’est révélé très intéressant pour questionner la binarité du genre. »

L’écran partagé n’est qu’une des cordes à l’arc de la réalisatrice et de sa chef opératrice, Camille Langlois, puisque, avant toute chose, elles ont passé plusieurs jours à explorer ce que cette nouvelle orientation de l’image permettait.

Tester une nouvelle grammaire

L’image verticale est devenue implicitement l’image de l’intime, celle que l’on capture à bout de bras en dirigeant son mobile vers ses proches ou vers soi-même. Implicitement – même lorsque l’image est ici très travaillée, très professionnelle –, on emprunte à cette nouvelle esthétique.

« Nous décrivons Gender Derby comme un portrait intimiste de Jasmin qu’on a dans le creux de la main. Dans le creux de la main, cela signifie vraiment qu’on est dans ce rapport de proximité et d’intimité qu’on observe parmi les utilisateurs d’un mobile lorsqu’ils sont dans les transports ou dans un café. »

La réalisatrice et la chef opératrice multiplient alors les essais et envisagent au mieux le tournage à venir. « Nous avons pris énormément de plaisir à déconstruire et à explorer ce format. Nous avons fait deux jours de tests. Des tests de langage cinématographique. Nous étions habitués à l’horizontalité et nous devions penser les choses autrement. Je viens plutôt du monde des arts plastiques et de la peinture, donc le format vertical me rappelait davantage le tableau, la fenêtre et la porte que le cinéma. »

Parmi les enseignements à retenir, il y a la place du sujet dans l’image verticale. « Nous avons apprécié la physicalité du vertical, puisque le ratio de l’image épouse la forme d’un corps debout de plain pied. Donc, on a vraiment l’impression que les corps peuvent sortir et rentrer de cette fenêtre. »

Par conséquent, le hors-champ devient plus important et gagne en largeur. L’image verticale découpe une plus petite tranche de réalité et oblige donc à resserrer l’attention autour du sujet et de ses mouvements. « Nous nous sommes aussi rendu compte que nous sommes très rapidement hors cadre, les personnages sortent, rentrent… Nous devons donc davantage travailler avec le hors-champ et cela nous plaît beaucoup! »

Comme mentionné plus haut, l’écran partagé occupe aussi une place de choix dans Gender Derby. « Nous trouvions l’idée intéressante, faisant écho à la dualité de ces personnages, sans savoir ce que cela allait forcément rendre au montage. Nous nous sommes laissées porter par cette idée, se remémore Camille. Beaucoup d’écrans divisés verticalement fonctionnent comme des dédoublements du point de vue. Classiquement, au cinéma ou lors d’une entrevue, on utilise des plans très différents et on bascule de l’un à l’autre. Ici je voulais plutôt utiliser deux valeurs de plan dans le même plan. »

Un autre avantage est que l’écran partagé permet aussi de diriger le regard du spectateur en associant, par exemple, un plan d’ensemble et un plan plus resserré autour d’un détail de la scène.

À l’inverse, certains cadrages se transposent mal de l’horizontal au vertical. « Les plans trop larges, par exemple, lorsque le personnage est vraiment trop petit. Pour notre propos en tout cas, cela ne convenait pas. Nous avons d’ailleurs eu tendance à zoomer un peu dans certains plans pour rectifier des valeurs qui nous semblaient correctes au tournage, mais qui ne fonctionnaient pas au montage. Nous avions l’impression qu’il fallait être un peu plus proche encore. »

De la même manière, les plans de groupe sont difficiles à mettre en valeur. « On peut avoir un écran partagé avec un gros plan montrant une ou deux personnes et en-dessous un plan plus large. Mais oui en effet, la “photo de famille” ne fonctionne pas bien en format vertical. »

Entre nouvelles possibilités et nouvelles complications, l’image verticale a au moins le mérite de remettre en question nos préconceptions. C’est un travail stimulant qui offre à l’équipe de Gender Derby bon nombre de libertés sur le plan du style. « Le premier plan du film effectue le passage de l’horizontal au vertical, une manière d’établir ce nouveau code », selon Camille Ducellier.

« Et la dernière scène du film est également de travers. Pour moi, c’était important de finir sur du tordu, du queer, pour rappeler qu’il s’agit toujours d’entre-deux: entre deux genres, entre deux mondes. Et je me suis dit qu’il serait amusant de faire tourner la tête au spectateur! Mais, peu importe comment il incline son regard ou son téléphone, l’image ne sera jamais parfaitement droite… »

Une production à peu différente. Une diffusion à repenser

Si les interrogations quant à la grammaire de l’image verticale sont nombreuses, les spécificités au moment du tournage et de la post-production sont somme toute assez limitées. Pour Gender Derby,l’équipe de tournage réduite (réalisatrice, chef opératrice, ingénieur du son) est classique pour un documentaire…

Niveau matériel, il a fallu faire preuve d’un peu plus d’ingéniosité: « Nous avons tourné en format 9:16 au moyen d’un appareil photo que nous avons tourné à la verticale. Ce sont les trépieds qui nous ont posé quelques soucis d’ergonomie dans le travail. Comme il n’est pas possible de faire faire à un trépied vidéo une rotation de 90°, nous avons dû utiliser et adapter des cages pour fixer l’appareil sur un pied vidéo à la verticale, voire un trépied photo en renfort pour la deuxième caméra. » Rien de bien méchant.

Pour le montage, un moniteur est basculé à la verticale pour pouvoir visualiser correctement le rendu en s’épargnant les deux grandes bandes noires sur les côtés. Le seul vrai souci est que le logiciel d’étalonnage ne permet pas le travail à la verticale – à l’inverse des logiciels de montage vidéo qui intègrent tous cette possibilité désormais. C’est une lacune qui aura sûrement été comblée dans les mois qui viennent par la plupart des développeurs de tels outils…

« La vraie question qui se pose est la distribution, estime Romain Bonnin. Quelles plateformes ont aujourd’hui le souhait et la capacité de diffuser des contenus verticaux? On sait que la question évolue assez vite. YouTube a récemment lancé de la publicité 100% verticale. Et qui dit publicités dit contenus similaires… »

Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus tellement de savoir si le public est réceptif aux vidéos verticales. « Les premiers retours que nous avons confirment que c’est un ratio assez naturel pour les spectateurs sur mobile. Donc, en ce qui concerne les usages, le format vertical est déjà là, mais il n’est pas commun en ce qui concerne les contenus qui s’inscrivent dans la durée. » L’enjeu principal est donc de savoir promouvoir des contenus qualitatifs auprès du public auquel ils s’adressent.

Bien entendu, la communication doit se prêter à la consommation sur mobile, puisque « sur ordinateur, effectivement, ce n’est pas idéal », concède Romain. Le diffuseur de Gender Derby,France Télévisions, a donc décidé d’axer ses moyens de promotion sur le mobile, en optant pour « des campagnes publicitaires ciblées, notamment sur les jeux mobiles. Donc, dans la stratégie de diffusion, l’aspect vertical est bien entendu primordial. »

Jasmin a lui-même aidé à promouvoir Gender Derby. « Nous n’avions pas forcément pensé le solliciter pendant la diffusion, affirme le producteur. D’autant plus qu’il donne déjà beaucoup de sa personne dans le documentaire. Mais je pense qu’il est heureux de voir que le film fait parler des questions qui sont importantes pour lui. C’est pourquoi il a encore donné de sa personne en acceptant de tourner une vidéo pour le site Konbini où il parle de transidentité. »

Enfin, il est intéressant de noter que l’équipe a également réalisé une série de 10 portraits de 90 secondes de personnes traversées par une problématique de genre, la minisérie intitulée Genre le Genre et diffusée sur l’Instagram TV (IGTV) de France Télévision Slash. IGTV est la nouvelle plateforme de diffusion du géant social lancé au début de l’été. Là aussi, le contenu est proposé en vidéo verticale et reprend certains codes établis dans Gender Derby, notamment l’écran partagé. C’est une multidiffusion qui participe à la propagation du message porté par l’équipe.

Le futur souhaitable pour la vidéo verticale

Les œuvres comme Gender Derby, pensées nativement pour une consommation verticale et mobile, se multiplient et renforcent chaque fois une conviction partagée par bon nombre de créateurs et créatrices : la verticalité est porteuse de sens, d’innovation, d’ergonomie et, potentiellement, de qualité.

Le déficit d’image du vertical est toutefois important et chaque nouveau projet à haute valeur de production contribue à réduire cet écart de prestige avec l’horizontal. Et les signaux positifs se multiplient! Aujourd’hui, les outils de création et les plateformes de diffusion sont presque tous compatibles et la vidéo verticale devient un format qui conteste l’hégémonie historique de l’horizontal.

Il ne manque plus qu’un élargissement des possibilités de distribution. Netflix s’étant récemment mis à produire des bandes-annonces verticales de ses programmes pour les utilisateurs de ses applications mobiles, « on peut donc imaginer qu’ils pourront à terme diffuser des contenus dans ce ratio », espère Romain Bonnin.

Continuons donc à produire de tels objets, aujourd’hui encore étranges, mais demain probablement évidents. « Je n’ai pas encore de nouveau projet en vertical, affirme Camille Ducellier, mais ce qui est sûr, c’est que nous n’avons pas encore tout exploré. Ne serait-ce que pour le plaisir et la créativité éprouvée lorsque nous nous détachons de nos automatismes horizontaux, j’aurais envie d’y revenir et de voir ce que ce format pourrait encore me révéler. »

Si cet article vous a plu, n’hésitez pas à jeter un oeil à mes autres publications, mes livres sur les nouvelles formes de narration ainsi que ma page Facebook pour une veille quotidienne. 

1 comment

  1. Comment by Vincent Burgevin

    Vincent Burgevin 25/10/2018 at 10:11

    Super intéressant ce rapport entre fond et forme verticale… Bravo Benjamin

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