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Cela fait 50 ans qu’est apparu la première oeuvre de fiction réellement interactive et j’ai voulu célébrer cet anniversaire avec un cycle d’articles dédié à cet art en pleine évolution. 

Le premier, que vous êtes en train de lire, nous permettra de mesurer le chemin parcouru depuis 1967. Le second explorera la diversité des fictions interactives actuelles. Le troisième tentera de faire le point sur les méthodes et les défis rencontrés par les créateurs de telle projets.

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La fiction interactive se distingue particulièrement depuis quelques années grâce à des succès d’audience et/ou d’estime comme Wei or Die (2015), Lifeline (2014), L’Infiltré (2017) ou encore Life is Strange (2015). Nous reparlerons de ces quatre oeuvres plus loin dans cet article et nous verrons que certaines vont davantage s’inscrire dans une tradition littéraire (Lifeline), vidéoludique (Life is Strange), cinématographique (Wei or Die) ou encore journalistique (L’Infiltré).

La fiction interactive est un véritable carrefour des genres, une zone d’hybridation et d’expérimentation pour le moins fascinante. Il est curieux de penser que tout a commencé dans une salle obscure…

Aux sources de la fiction interactive

La fiction interactive n’a rien de récent. Il ne s’agit en rien d’une création spontanée d’illuminé.e.s du numérique mais plutôt d’une redécouverte d’expériences passées menées dans de nombreux espaces créatifs alternatifs.

Le cinéma interactif en défricheur

Parmi les créations ayant eu une influence significative jusqu’à aujourd’hui, impossible de ne pas citer Kinoautomat (1967). Réalisé par le tchèque Raduz Cincera, ce film interactif présenté à l’Exposition Universelle de Montréal proposait au public d’une salle de cinéma d’utiliser un petit boitier avec deux boutons pour déterminer dans quelle direction devait partir l’histoire.

La majorité l’emportait mais le réalisateur avait dû quelque peu tromper son monde en faisant en sorte que les arcs narratifs convergent toujours avant chaque choix – la technique de l’époque ne lui permettant pas de proposer plus de deux trames en même temps. Même la fin est unique, ce qui était pour lui une métaphore des fausses démocraties : le public vote plusieurs fois mais au final, rien ne change.

Kinoautomat (Raduz Cincera, 1967)

Aujourd’hui, l’interactivité dans la salle de cinéma refait son apparition avec des très beaux films au cours desquels le public va prendre un certain nombre de décisions. Citons pour l’exemple Choose Your Own Documentary (2013), Tantale (2017) ou encore Late Shift (2017), un projet auquel j’ai précédemment consacré un article.

Late Shift (2016)

Le dispositif est quasi-identique à celui de Kinoautomat, mais avec une ambition renouvelée : « l’expérience dure entre 70 et 90 minutes, avec un choix toutes les deux ou trois minutes environ. Au total, il a dans le projet 180 choix possibles conduisant à sept fins différentes. Toutes les décisions ont vraiment des conséquences spécifiques, nous ne voulions surtout pas tromper le public quant à la valeur de leurs choix » précise Baptiste Planche, producteur de l’oeuvre.

Les Livres dont Vous Êtes le Héros, la référence universelle

Contemporains du Kinoautomat, les livres-jeux, plus connu sous le nom de Livres dont Vous Êtes le Héros, tentent quant à eux de délinéariser le récit littéraire. Ils ne deviendront populaires que deux décennies plus tard mais conserveront le même principe : l’histoire dépendra des choix que vous ferez pendant votre lecture.

Source: Vice

Leurs héritiers actuels – nous avons cité plus haut Lifeline et L’Infiltré – ont évolué dans leur forme mais pas dans leurs mécaniques narratives, quasiment identiques si ce n’était pour la complexité et la profondeur qu’apportent les supports numériques (Lifeline se joue sur plusieurs jours et L’Infiltré sur un mois !).

Dans Lifeline, vous communiquez avec Taylor, rescapé sur une lointaine planète. Il a besoin de votre aide pour survivre et vous demande régulièrement de choisir pour lui la meilleure voie. Dans Lifeline, il n’y a que du texte et quelques boutons car l’innovation réside ailleurs : le récit est en temps et une heure pour le personnage correspond à une heure pour vous. Si Taylor fait une sieste de vingt minutes, alors il ne se passera rien pendant ce temps dans votre jeu. Ce n’est que quand il se réveillera que vous recevrez une notification et que l’histoire reprend.

La structure narrative de L’Infiltré est sensiblement identique mais la démarche est tout de même singulière. Non seulement l’expérience se déroule avec cette même illusion de temps réel, mais surtout elle a été écrite en direct par son auteur David Dufresne ! Pendant le dernier mois de la campagne présidentielle française de 2017, il était donc derrière son ordinateur, à nous raconter l’histoire d’un infiltré, d’un indic’ au sein du Front National avec lequel nous pouvions communiquer. Une histoire forcément calée sur l’actualité, pour toujours plus de réalisme.

Dans ces deux oeuvres, point de fioritures : c’est du 100% texte (avec tout de même une ambiance sonore). Un ancrage littéraire qui rend l’expérience accessible au plus grand nombre, sollicite l’imaginaire du lecteur et reste financièrement raisonnable.

Les débuts de la fiction « vraiment » interactive

Que ce soit le Kinoautomat ou les Livres dont Vous Êtes le Héros, ces premières formes de fictions interactives tentent de contourner les contraintes de leurs médias respectifs, fondamentalement linéaires, et de bouleverser les attentes de leur publics. Mais leur support de diffusion n’a pas été pensé pour elles et les limites à l’imagination des créateurs sont nombreuses.

Heureusement, un média nativement interactif a fait rapidement son apparition : l’informatique. Avec les ordinateurs se développent les premiers jeux vidéo. D’abord exempt de toute narration, certains finissent par proposer des histoires plus riches au joueur, notamment avec les jeux vidéo d’aventure comme Colossal Cave Adventure (1975), reposant exclusivement sur du texte, ou Mystery House (1980), qui intègre déjà des illustrations dans cette adaptation ludique des Dix Petits Nègres d’Agatha Christie.

Mystery House (Roberta Williams, 1980)

Après une relative disparition de ces jeux très narratifs, ils se sont totalement métémorphosés et ont refait surface ces dernières années à l’aune de très beaux succès, comme Life is Strange (2015) ou Oxenfree (2016), parmi tant d’autres. Ces deux opus se distinguent par un récit d’une densité et d’une sophistication qui les éloigne nettement du cliché des jeux vidéos à gros budget où l’histoire n’est qu’un prétexte à la manipulation experte et dextre des boutons d’une manette.

Ici, c’est l’immersion dans une histoire qui prime. L’exploration est souvent reine et le gameplay est conçu pour être fluide et accompagner l’histoire. L’une des plus magistrales incarnations de ce principe est assurément Oxenfree, dans lequel nous influons sur l’histoire en choisissant quelle réplique donner aux autres personnages.

Dans Life is Strange, le rythme de l’histoire n’est pas aussi soutenu mais ce jeu s’est élevé au rang de chef d’oeuvre par la profondeur de ses personnages et de son scénario ainsi que par la capacité que nous avons de remonter le temps pour modifier nos choix passés.

Ces jeux narratifs sont d’ailleurs régulièrement taxés de n’être « pas des jeux » mais plutôt du « cinéma interactif »… La boucle est bouclée, du Kinoautomat à Life is Strange, la fiction interactive d’aujourd’hui s’est nourri de tous les genres pour tenter de nous extirper des expériences extrêmement formatées qui dominent notre paysage culturel.

La fiction interactive, entre normes et subversion

La fiction interactive, quelque soit ses racines, est toujours prise entre deux étaux : le besoin de respecter certains codes et l’impératif de surprendre et d’embarquer le public dans une histoire forte.

La codification la plus évidente est celles des formats bien entendus, imposés par la technologie ou par des conventions servant le modèle économique en jeu – comme les formats télévisuels de 26, 52 et 90 minutes par exemple.

Mais la fiction doit aussi se conformer à des règles qui relèvent d’un certain héritage dans notre façon de raconter des histoires. Les narratologues et autres gourous de l’écriture de scénario ont ainsi fait émerger bon nombre de codes et de structures ayant valeur d’universalité. La plus connue étant probablement la structure quinaire, selon laquelle toute histoire est constituée de cinq temps : exposition, élément déclencheur, développement, climax et dénouement.

La structure quinaire (d’après Paul Larivaille)

Certaines fictions interactives vont décider de respecter cette structure « classique » dans laquelle l’interactivité ne va pas influer sur le cours de l’histoire mais sur le point de vue que l’on adopte.

Dans Wei or Die (2015) par exemple, vous pouvez visionner les vidéos tournées par des étudiants lors de leur week-end d’intégration étudiant. Vous pourrez, en zappant d’une vidéo à l’autre, tenter de reconstituer les évènements dramatiques qui s’y sont passés.

Vous agissez comme le réalisateur du film mais vous n’êtes pas en contrôle de l’histoire. Vous pouvez essayer, mais vous n’éviterez pas le drame dont vous êtes témoin au début du film…

A l’inverse, nous avons vu des oeuvres faisant le pari, osé, de faire exploser cette trame narrative universelle… Parmi les pionniers, HBO Voyeur (2007) a été une création particulièrement remarquée, visant à promouvoir la célèbre chaîne câblée américaine. Son principe était de raconter une multitude d’histoires simultanées en dévoilant l’intérieur d’un immeuble d’appartements.

HBO Voyeur (2007)

Dans chaque pièce, des actions plus ou moins connectées les unes aux autres permettaient au public de suivre du regard ce qui lui semblait le plus attirant, le plus pertinent. Une délinéarisation qui se jouait sur un site web bien entendu, mais aussi dans les rues de New York, où ce film était aussi projeté sur la façade d’un immeuble, donnant l’illusion de voir à travers les murs…

Même principe avec Her Story (2015), l’histoire acclamée par la critique de cette femme soupçonnée d’avoir tué son mari. Le dispositif interactif vous propose donc, pour vous forger votre opinion sur elle, de voir une série de vidéos de ses interrogatoires successifs par la police. L’expérience adopte une certaine grammaire de fiction policière, voir du thriller, mais la résolution ne vous est pas servie sur un plateau comme dans un film. A vous de d’établir votre intime conviction en fouillant dans cette base de données d’interrogatoires.

Her Story (Sam Barlow, 2015)

Une fiction interactive n’est donc pas toujours une œuvre dans laquelle le public transforme le récit mais peut également être une expérience où il crée lui-même sa propre représentation de l’histoire. La fiction interactive est un monde d’une grande diversité où les recettes toutes faites n’ont pas lieu d’être et les formats en pleine réinvention.

Et aujourd’hui, même Netflix réfléchi à proposer des fins alternatives à certains de ses programmes…

La semaine prochaine, un nouvel article tentera d’apporter un peu de méthodologie à ceux et celles qui souhaitent écrire de tels récits. Pour ne pas le manquer, il suffit de vous inscrire à La Lettre des Nouvelles Narrations.

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5 comments

  1. Comment by Philippe Mari

    Philippe Mari 24/11/2017 at 10:54

    Bravo pour avoir remonté ce fil cinquantenaire de la fiction interactive. Je veux juste vous signaler que je suis le scénariste de 14 CONTRE 1 (FRAME UP dans sa version US), fiction interactive sur vidéodisque piloté via PC, sortie en 1986, réalisée par Laurent Heynemann et produite par l’INA, IMEDIA et INITIAL Group. Malgré un succès d’estime (Merit Award de l’Université de Lincoln – Nebraska), le marché du videodisc n’ayant jamais décollé, 14 CONTRE 1 est dès sa naissance devenue une pièce de musée… et justifie donc son absence dans votre répertoire.
    Cordialement
    Philippe Mari

  2. Comment by Stéphane F.

    Stéphane F. 09/02/2018 at 13:17

    Se limiter à Colossal Cave Adventure pour parler des jeux textuels à analyseur de syntaxe, c’est PLUS que léger…

    • Comment by Benjamin Hoguet

      Benjamin Hoguet 09/02/2018 at 13:51

      Allez on ne se contente pas de critiquer la non-exhaustivité inhérente à un tel article et on donne d’autres exemples en commentaires pour que les lecteurs puissent découvrir autre chose qu’une critique gratuite de trois lignes.

      Sinon pour découvrir d’autres œuvres interactives, regardez dans l’onglet “pantheon” qui recense plusieurs centaines de projets. Mais je prends des pincettes maintenant: il n’est pas exhaustif non plus (conseil générique pour la vie: rien n‘est jamais exhaustif et s’en offusquer est la garantie de manquer le sens de la pensée défendue par le choix d’un simple exemple).

      • Comment by Stéphane F.

        Stéphane F. 09/02/2018 at 14:52

        Personne n’a parlé d’exhaustivité mais de donner à ce genre – les jeux à parser – leur juste place dans l’histoire de la F.I. – en l’occurrence, vous les citez « en passant », presque pour mémoire, comme si cela n’avait concerné que quelques sorties il y a 40 ans… alors que les plus grands noms de la fiction interactive actuelle, même celle à liens hypertexte, viennent du parser. Emily Short et Jon Ingold, pour ne citer qu’eux, viennent d’Inform et se sont fait connaître avec des jeux faits sur Inform, bien avant de développer leurs propres outils (Versu, Ink) et de sortir des hits (80 Days, jeu de l’année 2014 pour TIME magazine…) entre deux conférences.

        • Comment by Benjamin Hoguet

          Benjamin Hoguet 09/02/2018 at 15:21

          Voilà qui est parfait, merci beaucoup!

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