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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.

Attirer un public vers un contenu numérique est une entreprise complexe. Alors, de plus en plus de projets sont conçus de sorte à être racontés directement là où se trouve le public : sur les réseaux sociaux. Déjà, les expériences ont été nombreuses sur Facebook et sur Twitter. Elles le sont par contre un peu moins sur les plateformes Snapchat et Instagram, car ces dernières sont plus récentes et leur contenu est davantage codifié.

C’est sur cette dernière plateforme que le feuilleton Été, coproduit par ARTE France et Bigger Than Fiction, a été diffusé quotidiennement en juillet et août derniers. L’opération a été couronnée de succès : plus de 78 000 abonnés en deux mois et un total de 3,8 millions de vues.

Deux sens de lecture

Dans ce feuilleton graphique, vous suivez Olivia et Abel, un couple qui décide – avant d’emménager ensemble – de se séparer le temps d’un été pour s’autoriser à vivre toutes sortes d’expériences. Chaque membre du couple a sa liste des choses à faire pour ne rien regretter (sa bucket list).

Chaque jour pendant 60 jours, un épisode en neuf cases raconte l’une de ces aventures (attention : spoiler!). Malheureusement, au fil de l’été, vous voyez le couple se distendre, puis enfin se séparer. Mais réjouissez-vous, car Été est une « BD palindrome » qui se lit dans les deux sens! Et si vous relisez les 60 épisodes dans l’ordre contraire, l’histoire se conclura plutôt sur l’image d’un couple renforcé et ressoudé par cet été de permissions absolues.

Il est intéressant de noter que les personnes ayant suivi les épisodes en continu cet été auront connu la première version de cette histoire (dans laquelle le couple finit par se séparer). À l’inverse, si vous êtes passés à côté et que vous vous rendez aujourd’hui sur le compte Instagram d’Été, vous aurez plutôt tendance à lire le feuilleton dans l’autre sens, puisque les épisodes les plus récents apparaissent avant les plus anciens.

Été accorde donc une sorte de « prime » aux premiers lecteurs, en leur offrant une expérience (et un sens) de lecture singulière, qui n’est désormais plus la norme.

Du concept à l’histoire

Ce double sens de lecture correspond parfaitement à l’ordonnancement et à la diffusion de contenu sur un compte Instagram. Il est au cœur du concept présenté un an plus tôt, à l’été 2016, par la scénariste interactive Camille Duvelleroy au producteur Julien Aubert, de la société Bigger Than Fiction.

« À ce stade, tout part d’une architecture narrative. Mais pour qu’une telle architecture existe, il a fallu lui insuffler une histoire. »

– Camille Duvelleroy

L’équipe accueille alors deux auteurs, Thomas Cadène et Joseph Safieddine, qui imaginent ce couple et son été hors de l’ordinaire. Les premiers tests d’écriture confirment la viabilité du palindrome, et le projet peut alors avancer.

Le dessinateur sera Erwann Surcouf et l’équipe est rapidement soutenue par deux alliés de taille : ARTE, coproducteur et le diffuseur principal, et la maison d’édition Delcourt, qui souhaite proposer une version papier de l’oeuvre.

« Chez Delcourt, nous nous sommes demandé si cela allait faire un bon livre. Est-ce que quelque chose initialement conçu pour le Web se traduirait bien sur papier? Cela nous a menés à nous poser des questions de rythme puisque le public qui fréquente les librairies est souvent plus âgé que le public sur Instagram. Ce qui nous intéressait était donc de voir si nous pouvions proposer une lecture vraiment différente.

Et là, intrinsèquement, c’est le cas! Car si certains lecteurs n’ont pas aimé le destin des personnages, nous pouvons leur dire de relire la BD dans l’autre sens. C’est magique!

Nous avons tout de même rajouté quelques pages pour proposer aux lecteurs de l’album papier quelques épisodes de flashs back qui leur donnent un peu plus de clés pour comprendre certaines réactions des personnages.

Donc, si vous lisez le livre, vous aurez une expérience proche de celle du feuilleton Instagram, mais en même temps un peu différente. C’est ce qui en fait du vrai transmédia. »

– Yannick Lejeune, éditeur d’Été pour Delcourt

Les contraintes créatives sont nombreuses. Notamment, les épisodes ne doivent pas faire appel à des éléments tirés d’épisodes précédents – car ce qui est précédent deviendra suivant… – et les dialogues doivent parfois être suffisamment ambigus pour satisfaire les lecteurs engagés dans l’un ou l’autre des sens de lecture.

Les épisodes doivent aussi se raconter en peu de cases. Au final, ce sera neuf cases par épisode. Pourquoi neuf? Parce que les albums Instagram peuvent contenir au maximum dix images ou vidéos. Cependant, comme une version papier se profile, il est plus simple de composer une page rectangulaire comptant neuf cases au lieu de dix…

L’équipe souhaitait aussi adopter les codes du réseau social, y voyant une clé du succès de même qu’un gage de cohérence et de crédibilité auprès du public. Les mots-clics, la géolocalisation, les légendes et ainsi de suite doivent donc faire partie intégrante de l’écriture.

« L’objectif était d’envahir les timelines des utilisateurs. Instagram est le deuxième réseau social [le plus utilisé] en France, où les gens vont plusieurs fois par jour généralement. Le public y publie sa vie, essaie de l’embellir. On sait qu’il y a un code graphique sur les photos d’Instagram, pour y sublimer sa vie….

On avait un désir de coller à cette image-là. D’où la bucket list, cette liste de choses merveilleuses à faire qui correspond bien aux choses qu’on partage sur Instagram. »

– Julien Aubert, producteur d’Été

Enfin, Instagram propose deux façons de diffuser du contenu. La première consiste à le diffuser sur le « mur » de son compte, sous forme de photos et de vidéos uniques ou bien, plus récemment, d’albums pouvant en contenir jusqu’à dix. La seconde consiste à le diffuser sous forme de « story », un format éphémère qui fait disparaître le contenu au bout de 24 heures (une fonctionnalité calquée sur celle de Snapchat).

La grande différence entre les deux formats est celle-ci : l’une (le format album) exige des images carrées et l’autre (le format story), des images en format portrait (vertical). Il faudra donc pouvoir recadrer les dessins créés…

Par conséquent, le défi est de taille, d’autant plus que les créateurs ne disposent que jusqu’au début de l’été suivant pour mener à bien la production. C’est un délai inhabituellement serré, aussi bien pour le monde des nouveaux médias que pour ceux qui s’occupent de l’édition papier. Au final, la fabrication à proprement parler – de l’écriture de 60 épisodes à la conception graphique de plusieurs centaines de cases – s’étalera sur une période de tout juste six mois.

L’équipe travaille en collaboration étroite, se réunissant régulièrement pour des séances de travail collectives en alternance avec des séances de travail « individuelles » des auteurs, puis du dessinateur. Il s’agit ainsi de concevoir, penser et créer ensemble, puis de faire confiance aux talents de chacun quant au « déroulement ».

L’urgence est contraignante, mais nécessaire. Attendre l’été suivant, c’est risquer de ne plus être si innovant ou encore risquer de voir le réseau social évoluer dans sa forme et dans ses fonctionnalités. Dans un contexte où les inconnus sont si nombreux, il est important de rester alertes et agiles. Pour preuve, jusqu’à la fin février, l’équipe attendait impatiemment, mais ne pouvait pas encore compter sur les albums!

« Au départ, nous avions un planning de 595 publications sur 60 jours. Donc, heureusement, les albums sont arrivés. C’était une très bonne nouvelle dans la vie du projet! »

– Camille Duvelleroy

A la rencontre du public

Le sort des pionniers est d’avancer dans le noir, et il est difficile pour l’équipe de prédire qui sera au rendez-vous de ces épisodes quotidiens. Quelles seront leurs habitudes de consommation? Suivront-ils davantage les albums ou les stories? Quelle est la bonne heure pour se donner rendez-vous? Le public sera-t-il plutôt masculin ou féminin?

Avant de pouvoir dresser le bilan et répondre à ces questions, il faut déjà avoir un public. ARTE donne bien évidemment un écho important au projet. Ses comptes sociaux sont très suivis et son aura artistique auprès d’un certain public est indéniable. Toutefois, et contrairement à ses habitudes, la chaîne publique décide – pour deux raisons – de ne pas diffuser les épisodes sur son compte Instagram.

Tout d’abord, ARTE est bien consciente que cette œuvre peut attirer un public différent, tandis que son public [habituel] serait sûrement désorienté par la publication de contenus atypiques au quotidien, ce dont il n’a pas vraiment l’habitude… L’autre raison est davantage d’ordre créatif : un tel concept a besoin d’un espace dédié pour se développer dans le temps et pour pouvoir continuer d’exister dans le futur sans être enseveli par les nouvelles publications de la chaîne.

Chaque épisode quotidien est publié à 11 heures précisément, de manière à fixer un rendez-vous et à créer une nouvelle habitude parmi les lecteurs. Les versions album et « story » sont diffusées à la même heure. Rapidement, il apparaît que chacune correspond à des usages distincts : les deux tiers lisent la version album et le dernier tiers suit la « story ».

Pour soutenir la diffusion, certains épisodes sont aussi repris et diffusés par le biais du compte d’ARTE.

« C’est ce que nous appelons du cross-posting [promotion croisée], où le même contenu est publié sur plusieurs comptes. Ce que nous avons également fait avec des médias partenaires : Inrocks, Konbini, My Little Paris et Madmoizelle – quatre médias Web qui sont aussi très influents sur Instagram.

Avec eux, nous avions un accord : ils diffuseraient quatre épisodes en avant-première. En contrepartie, leurs logos apparaîtraient dans cinq épisodes. »

– Julien Aubert

Cette stratégie globale s’est avérée payante, le compte @ete_arte finissant avec près de 80 000 abonnés à la fin août. Il s’agit d’un public fidèle, très féminin (à 75 %) et très parisien (à 75 % également). Un public qui a aussi beaucoup interagi avec plus de 2 000 « j’aime » par épisode en moyenne et entre 11 et 462 commentaires selon l’épisode…

La conversation fut nourrie par les équipes de gestion de la communauté rattachées au projet, réagissant 7 jours sur 7 aux commentaires du public.

« Notre stratégie a été d’incarner, d’être présent, de montrer au public que nous lisions les commentaires. On y répondait parfois, on remerciait ceux ayant formulé des commentaires positifs. Les utilisateurs ont beaucoup apprécié notre présence – et donc celle d’ARTE – et cette sympathie qu’on a pu apporter. »

– Julien Aubert

D’expérimentation, Été est devenu la preuve qu’il existe un public pour de telles narrations sociales. Les contraintes créatives et les contraintes de format sont nombreuses, mais la diffusion directe sur un réseau social permet de résoudre plus « facilement » l’équation de la rencontre avec son public.

Aujourd’hui, Été présente un bilan plus qu’encourageant pour l’avenir et donne à ses créateurs une connaissance plus fine de ce monde particulier, des formats qui y fonctionnent et des utilisateurs qui s’y intéressent. « S’il devait y avoir une suite à ce projet, nous savons maintenant à qui nous nous adressons, » explique Julien Aubert.

Rendez-vous l’été prochain alors ?

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