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Après avoir étudié le rapport au temps dans les récits interactifs — et au risque de sombrer dans un délire astrophysique — penchons-nous désormais sur la notion d’espace.

Pour la plupart des histoires, parvenir à représenter un espace est une condition fondamentale au développement d’un univers cohérent. Peu importe qu’il s’agisse d’un simple décor ou de la description d’une ville ou d’un monde imaginaire tout entier, visualiser l’espace est indispensable pour entrer correctement dans un récit.

L’interactivité ouvre encore une fois de nombreuses portes, nous permettant de mieux représenter l’espace, voire même de l’investir et de l’intégrer à l’expérience proposée au public.

Mais les récits interactifs posent aussi d’autres questions, et notamment celle de la place de l’utilisateur dans l’espace. Il est évident qu’il ne vivra pas une expérience de la même manière selon qu’il soit en mobilité ou chez lui affalé dans un sofa.

Tout comme le temps, l’espace est une notion aux multiples facettes. Explorons-les donc aujourd’hui pour tenter de mieux comprendre comment leur prise en compte peut nous aider à raconter de meilleures histoires.

Représenter l’espace

Si vous demandez à Zola de décrire le décor dans lequel évoluent ses personnages, il vous pondrait probablement une dizaine de pages pour vous aider à vous en faire une représentation la plus fidèle possible. Si vous posez la même question à un auteur interactif aujourd’hui, il vous répondrait que vous avez l’embarras du choix…

Les cartes interactives

Elles sont la solution qui vient le plus évidemment à l’esprit. Les cartes sont des instruments intemporels pour se situer dans l’espace. Y ajouter une couche d’interactivité pour se servir d’elles comme interfaces est un ressort fréquemment utilisé, en particulier dans les webdocumentaires.

Et si placer quelques marqueurs sur une carte n’est pas d’une originalité folle, d’autres utilisations de la cartographie sont pour le coup particulièrement innovantes et porteuses de sens.

Un très bel exemple reste In Flight du Guardian. Une carte du monde permet de visualiser en temps réel le trajet de tous les avions commerciaux en vol. Cela pourrait être une “simple” datavisualisation, mais le journal britannique va beaucoup plus loin et propose sous ce prétexte une histoire complète de l’aviation et de son développement colossal sur les cent dernières années.

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A cette représentation réaliste et immédiate de notre réalité, nous pouvons opposer d’autres manières de faire. Beaucoup plus conceptuel dans sa représentation de l’espace, Bear 71 de l’ONF propose de suivre (ou non) un ours dans une vallée transformée par l’homme. Ici l’espace n’est représenté que très schématiquement. Nous pouvons distinguer des dénivelés, des forêts entrecoupées d’une autoroute, mais nous sommes bien loin d’une cartographie par satellite…

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La carte n’est qu’un décor pour l’histoire. En lui même, l’espace ne raconte rien. Toutefois sans lui, comment pourrions-nous donner un quelconque sens à l’action qui s’y déroule ? Bear 71 innove en ce sens de façon subtile et élégante en réduisant l’espace à son strict minimum. Une manière de focaliser notre attention sur les vrais protagonistes : l’ours et les autres êtres vivants dans cette vallée.

La personnalisation de l’espace

Nous restons dans le domaine de la représentation géographique, mais avec une valeur ajoutée supplémentaire : la personnalisation de l’expérience. Google Maps et la géolocalisation permettent aux concepteurs interactifs de raconter des histoires qui s’adaptent en fonction de la position de l’utilisateur.

Une manière redoutablement efficace pour attirer l’attention et provoquer une immersion plus grande, un attachement plus fort à l’histoire.

L’expérience We Are Data fait partie de la stratégie transmedia entourant la sortie du jeu vidéo Watchdogs, dont la thématique est la vie privée et la sécurité des données personnelles. Elle permet de visualiser en temps réel un nombre impressionnant de données comme la position des rames de métro, les feux rouges, les tweets envoyés ou les hotspots wifi dans son quartier (l’expérience est toutefois limitée à quelques villes dont Paris).

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Pouvoir ainsi zoomer sur son quartier et constater à quel point il est facile d’accéder à toutes ses données — y compris des tweets et photos Instagram de ses voisins — frappe instantanément l’utilisateur et lui fait prendre conscience de l’ampleur du phénomène.

Dans un tout autre registre, l’expérience The Wilderness Downtown de Arcade Fire intègre à un clip interactif des vues tirées de Google Maps et Google Street View. Et pas n’importe lesquelles : celles du lieu dans lequel nous avons grandi!

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En utilisant la position de l’utilisateur dans l’espace, ces expériences permettent un plus grand attachement à l’histoire racontée, car chacun à l’assurance de vivre une expérience unique, forgée par sa “géographie personnelle”.

Les environnements à 360°

Représenter l’espace “à plat” — via une carte, une photographie ou une vidéo — suppose nécessairement une distorsion de notre réalité en 3 dimensions et multidirectionnelle.

Par opposition, des innovations comme les équipements de captation à 360° et les casques de réalité virtuelle permettent de réaliser des expériences qui s’approchent toujours un peu plus de la reproduction fidèle du réel.

The Polar Sea propose ainsi une exploration du pôle Nord pendant laquelle nous pouvons à tout moment faire pivoter le point de vue de la caméra. Une voix off et des témoignages illustrent une histoire dont nous prenons le contrôle de sa représentation visuelle.

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Un dispositif qui fonctionne particulièrement bien sur une tablette tactile grâce à laquelle un simple mouvement de doigt permet de circuler dans l’image.

Cette expérience aurait également pu faire l’objet d’une version adaptée à des dispositifs de réalité virtuelle. Bien que ce type d’équipement ne soit pas encore très répandu, de nombreux créateurs de contenus s’y intéressent déjà, y voyant un potentiel formidable en tant que “catalyseur d’immersion”.

Parmi les pionniers de ce genre de narration, il y a la société Deep Inc. (derrière le projet The Polar Sea, mais pas seulement) et des artistes comme Nonny de la Peña. Cette dernière a notamment réalisé un projet troublant intitulé Hunger in Los Angeles. Le spectateur, équipé d’un casque de réalité virtuelle, assiste impuissant au malaise d’une personne affammée qui fait la queue pour obtenir de l’aide alimentaire. Un projet saisissant de réalisme — et ce malgré l’aspect rudimentaire de la modélisation 3D — qui en a poussé plus d’un jusqu’aux larmes.

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Il ne s’agit pas pour autant de déclarer ces expériences meilleures que celles en 2 dimensions. La distorsion que nous évoquions en parlant de photo/vidéographie est aussi l’expression nécessaire et fondamentale d’un point de vue singulier.

Les dispositifs à 360° donnent simplement plus de contrôle à l’utilisateur dans le choix du point de vue qu’il veut adopter. Cela ne conviendra donc pas à toutes les histoires, mais le fait que la possibilité existe est tout de même sympathique, non ?

Investir l’espace

Nous venons de le voir, les créateurs interactifs ont à leur disposition un éventail très large d’outils et de dispositifs pour représenter l’espace. Mais ils peuvent également l’investir, se servir du monde réel pour diffuser leurs histoires et engager leur public à partager une expérience.

Utiliser l’espace (avec du) public

Le principal défi pour tout créateur de contenus (interactif ou non) est de trouver une audience. Or la plupart du temps, nous n’allons que très peu à la rencontre du public mais essayons plutôt de le convaincre de nous rejoindre.

Certains projets font le pari inverse et se “projètent” dans les espaces où une audience potentielle est déjà réunie. Tel est le cas pour les expériences interactives muséographiques.

Dans une certaine mesure, c’est une démarche similaire qui inspire les ARG (jeux en réalité alternée). La plupart des ARG se déclinent aussi dans le monde réel, proposant aux participants l’accomplissement de quêtes et autres jeux in situ.

Un exemple parmi les plus célèbres est l’ARG Why So Serious, accompagnant la sortie du film The Dark Knight. Deux factions opposées, défendant le Joker ou Harvey Dent, le procureur qui s’y oppose, se sont affrontées pendant des semaines — devant leurs ordinateurs mais aussi dans le monde réel.

Conquérir de nouveaux espaces

D’autres projets font le pari d’introduire de l’interactivité là où elle n’existe pas a priori. La salle de cinéma a connu de très nombreuses innovations mais pas véritablement de transformation dans son caractère fondamentalement linéaire.

Pourtant quelques expériences — qui constituent encore une petite niche bien entendu — parviennent à intégrer la participation du public dans les salles obscures. La plus ancienne semble être le Kinoautomat de 1967. Plus récemment, le film Last Call proposait une mise en scène saisissante puisque le personnage principal appelait sur son portable une personne du public. Celle-ci devait alors “conseiller” le protagoniste pour faire avancer l’histoire.

Personnellement, la plus aboutie qu’il m’ait été donné de voir est sans conteste Choose Your Own Documentary, un documentaire interactif pour lequel il existe 1500 chemins différents.

https://vimeo.com/89916422

Sur scène, devant l’écran, se trouve le protagoniste du documentaire qui fait également office de bonimenteur, d’animateur. Il prend la parole chaque fois que le public doit faire un choix qui influencera le déroulé de son histoire, puis chaque spectateur vote avec un petit boitier et la majorité l’emporte. L’histoire peut continuer dans la direction retenue, jusqu’au prochain choix.

Pour l’instant, il s’agit de quelques expériences isolées, mais une start-up nommée Audience Entertainment s’est donné pour vocation d’introduire dans les salles de cinéma son dispositif de participation du public. Elle propose ainsi des oeuvres où les spectateurs sont mis à profit pour interagir avec le film, ses personnages, sa trame narrative.

“Augmenter” l’espace

Parfois l’espace dont nous disposons semble trop étroit, trop plat. Alors certains projets interactifs proposent de superposer à notre réalité une couche d’interactivité. Pour lui donner une seconde nature, révéler une complexité et une richesse qui n’est pas toujours apparente.

Il s’agit notamment des expériences en réalité augmentée, utilisant les fonctionnalités spécifiques de nos smartphones et tablettes pour offrir une “vue améliorée” de l’espace qui nous entoure.

L’une des plus agréables et des plus pertinentes en terme d’usage reste pour moi Cinemacity. L’application incite à la mobilité et à la découverte en proposant aux utilisateurs de parcourir Paris et de visionner des extraits de films tournés précisément là où ils se trouvent.

Cinemacity

Cinemacity évite selon moi un écueil récurrent dans certaines expériences de réalité augmentée, qui est de peu profiter de l’aspect mobile de nos appareils électroniques. En offrant la possibilité de la sérendipité, Cinemacity nous permet avant tout de nous raconter notre propre histoire, et transcende ainsi la posture convenue du consommateur de contenus.

Le public dans l’espace

Et en parlant de posture… Nous avons vu comment représenter l’espace ou l’intégrer dans une expérience interactive, mais encore faut-il penser à comment celle-ci sera reçue et consommée.

Il semble évident qu’un même contenu ne sera pas “vécu” de la même façon par un voyageur du bus sur son smartphone que par un couple bien installé dans le canapé du salon.

Pour s’adapter à ces habitudes de consommation changeantes, certains choisissent d’accompagner le public tout au long de la journée. Le New York Times le fait très bien avec son application Now, qui propose des contenus courts le matin, plus long le midi, et des dossiers de fond le soir.

Mais que faire lorsque l’on ne s’appelle pas le NYT et que l’on n’a qu’un seul contenu à proposer ? Alors peut-être qu’envisager l’espace dans lequel mon public vivra au mieux l’expérience peut aiguiller un certain nombre de choix.

Si l’expérience est plus intéressante en mobilité, alors je développe une application mobile. S’il s’agit d’un webdocumentaire de 45 minutes, mieux vaut communiquer autour de midi et le soir (car peu de gens auront le temps de s’y mettre le reste du temps). Etc.

Pour éclairer ce rapport à l’espace du public, je m’inspirerais des travaux de Jesse Schell, célèbre game designer et auteur du livre référence The Art of Game Design.

Il y décrit les 4 espaces dans lesquels peut se trouver un joueur — mais nous pouvons étendre cette vision à tous ceux qui regardent une histoire interactive. Ces espaces sont les suivants :

Le coin lecture (The Reading Nook) : tel un moment de lecture, l’expérience interactive est vécue comme quelque chose de personnel, que l’on consulte isolé-e, au calme et en étant bien installé-e.

Cette posture est celle de la lecture (numérique ou non), d’un projet consulté ou joué sur une tablette, d’une expérience de réalité virtuelle type Oculus Rift…

Devant la cheminée (Hearth) : en tout point comparable à l’image d’épinal de la famille réunie autour de la télévision, sauf qu’il s’agit d’une oeuvre interactive.

Cet espace est celui du jeu vidéo de salon, du cinéma/télévision/théâtre, d’une une expérience interactive dans un musée…

Le plan de travail (Work bench) : l’expérience est vécue en solitaire — comme pour le “coin lecture” — mais dans une position de travail, le plus souvent assis à une table penché en avant.

Cet espace est principalement celui de la participation, de la consommation d’un contenu fait pour l’ordinateur (que ce soit une expérience web, un webdocumentaire, un logiciel, un jeu vidéo PC…).

En mobilité (Anywhere) : l’expérience peut se vivre n’importe où — en solitaire ou à plusieurs, tout dépend d’où on se trouve.

Pour s’adapter à cet espace potentiellement sans limite, les créateurs interactifs utiliseront principalement les applications mobiles — et peut-être bientôt leurs cousins : les objets connectés.

Voilà qui conclut cet article sur la fondamentale notion d’espace dans la création interactive. Il y a sûrement d’autres projets à relever, d’autres choses à dire, donc n’hésitez pas à partager et commenter.

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