Exit

Cet article est un bon exemple du contenu que vous pouvez recevoir chaque semaine dans votre boite mail si vous vous abonnez (gratuitement) à La Lettre des Nouvelles Narrations.


Les oeuvres interactives se différencient des contenus linéaires de forts nombreuses manières. Entre autres, elles supposent une autre écriture, de nouveaux savoir-faire et elles structurent — c’est une évidence — le récit différemment. Elles permettent de redéfinir notre vision du réel, du temps, de l’espace et notre rapport au public.

Mais au-delà de ces transformations sur le contenu qu’elles véhiculent, notons qu’elles se caractérisent également par une temporalité atypique. Là où l’instant de la diffusion reste l’acmé de tout contenu linéaire, il n’est qu’un point de départ pour une expérience interactive.

La longévité innée de ces projets suppose donc un rapport au public et au processus de diffusion différent. Mais elle pose aussi une question prospective : les contenus interactifs sont-ils éternels ?


A chaque projet interactif sa temporalité

Un projet interactif a deux vies. Sa première vie, c’est le temps de sa création. L’œuvre y est alors confrontée aux intentions de ses créateurs, aux fluctuations de la production, aux contraintes techniques et matérielles, et aux apprentissages délivrés par d’éventuels tests et prototypes.

L’instant de sa mise à disposition du public — quelque soit son support — marque le début de la seconde vie d’une oeuvre. La diffuser, c’est la confronter au public et aux problématiques d’échelle et de robustesse narrative et technique. Dès sa mise en ligne, l’oeuvre tente donc de devenir une expérience.

Mais chaque projet est différent et l’interactivité proposée imposera sa propre temporalité. Abordons ici les principaux cas de figure.

Les oeuvres « finies »

De nombreux projets interactifs proposent des expériences aux bordures clairement définies. Ses concepteurs sont les démiurges d’un univers fini, dans lequel l’utilisateur peut évoluer, faire un certain nombre de choix. Mais s’il lui venait à l’idée de vouloir sortir du cadre, il heurterait un mur.

Prenons un exemple déjà fréquemment cité dans ces articles : la fiction interactive Jeu d’Influences. Dans la capture d’écran ci-dessous, nous sommes dans une situation où l’on nous propose deux choix. Et c’est tout. Il n’y a pas de troisième voie (mis à part quitter l’expérience).

jeudinfluences_short

L’enjeu pour les créateurs d’oeuvres “finies” est donc d’offrir des choix satisfaisants et qui paraissent exhaustifs. Si dans cette scène de Jeu d’Influences il y avait une troisième possibilité qui semble évidente mais qui n’est pas offerte sur l’interface, le jeu deviendrait hautement déceptif.

Mais quand bien même le public identifierait des manières d’élargir l’univers du projet, il ne le pourrait pas. Car il ne peut contrôler que ce que les auteurs lui autorisent à contrôler.

Pensez aux expériences finies comme l’expression d’un certain déterminisme divin, agrémenté d’une illusion de libre-arbitre.

Bref, revenons à nos considérations de temporalité. Ces oeuvres clairement délimitées intègrent l’utilisateur comme un déclencheur de l’histoire, mais pas comme une condition sine qua non à l’existence du projet. Nul besoin de voir l’utilisation commenter, contribuer, participer, co-créer.

L’enjeu est donc de maximiser la portée de l’oeuvre et son impact. En terme d’audience, le projet devrait — sauf cas bien particulier — suivre une courbe classique composée d’un pic d’audience au lancement, d’un essoufflement progressif jalonné de plus petits pics d’audience (à la suite d’une couverture presse, d’un prix gagné en festival…) jusqu’à atteindre le stage de la longue traine.

La temporalité de ces oeuvres est donc relativement similaires à celle de la plupart des contenus déposés sur les Internets, indépendamment de leur forme ou support.

Les œuvres “ouvertes”

Ces projets s’opposent à l’univers fini des oeuvres “finies” est proposent des univers en expansion. A chaque contribution du public, chaque commentaires, chaque acte de participation, le projet s’étend et déborde sur d’autres plateformes, notamment les réseaux sociaux.

Pour l’exemple considérons Anarchy, la fiction participative de France 4. Chaque journée pendant des semaines, c’était l’équivalent d’un roman de plus de 200 pages qui était déversé sur la plateforme par quelques centaines de contributeurs.

Et c’est sans compter les nombreuses ramifications d’un tel projet sur les réseaux sociaux. En opposition au système déterministe des oeuvres “finies”, les projets “ouverts” sont quant à eux l’expression d’une certaine anarchie. L’enjeu devient alors de contenir le libre-arbitre du public dans une direction cohérente.

En engageant ainsi la communauté dans une démarche de participation active, les projets comme Anarchy cherchent bien entendu à retarder l’inévitable chute de la courbe d’audience et à maintenir l’attention sur le propos développé.

Pourvu qu’une communauté se forme, l’attachement au projet peut devenir extrêmement fort, voire provoquer une certaine dépendance… Pour les concepteurs d’oeuvres ouvertes, il faut impérativement nouer un nouveau contrat avec le public (au risque d’être extrêmement décevant lorsqu’il faudra couper le cordon) : Combien de temps ce lien privilégié va-t-il perdurer ? Va-t-on mettre un terme à l’expansion de cet univers ?

La plupart des projets choisiront donc d’interagir avec les utilisateurs pendant une durée limitée avant de laisser vivre la plateforme et tout ses contenus comme un témoignage des échanges et des contributions passées. Les expériences du film contributif Life in a Day ou de plateformes comme The Brussels Business Online (capture d’écran où un message relate l’expérience vécue entre février et avril 2013).

1-kZkC0aqdkDmwy5JdrSPXng

Parfois, certains perdurent de manière plus discrète mais bien réelle. Par exemple les forums de discussion entourant Prison Valley sont restés ouverts de nombreuses années après la mise en ligne.

La temporalité des oeuvres ouvertes est donc tout à fait singulière puisqu’elle dépend du niveau d’engagement de la communauté et du contrat passé entre celle-ci et les concepteurs. Plus l’univers du projet s’étend, dans l’espace et dans le temps, plus les porteurs doivent faire face à de nouveaux défis : comment continuer à alimenter (voire financer) le projet ? Comment maîtriser le temps consommé par le projet ? Comment mettre un terme à l’expérience sans aliéner sa communauté ?

Les œuvres “de service”

Pour finir cette typologie, j’ai voulu distinguer les expériences interactives qui s’apparentent à des services. Pour mieux illustrer cela, prenons pour exemple l’une des oeuvres les plus abouties en ce sens : Cinemacity. L’application mobile offre la possibilité de visionner des extraits de films sur son mobile à l’endroit exact où ils ont été tournés — à Paris, précision capitale.

Cinemacity

Une idée brillante qui relève tout autant de l’oeuvre originale que du service culturel innovant. Et ce n’est donc pas un hasard de lui voir prendre la forme d’une application.

Si l’on considère Cinemacity appliqué à Paris, il s’agit d’une oeuvre “finie” — bien qu’il soit possible potentiellement d’ajouter du contenu pour la capitale parisienne et d’appliquer le concept à d’autres villes.

Mais la vraie problématique est ailleurs : un service peut-il simplement être “fini”, parfait au point de ne plus devoir y toucher ? Les services érigés en paragons d’expérience utilisateur que sont Airbnb, Uber et apparentés n’ont pas atteint ce niveau de raffinement avec la première version de leur application.

Or en terme d’applications et de services “narratifs” — notamment lorsqu’ils sont financés et non portés par un modèle de monétisation — il est rare de voir une application évoluer au-delà de sa première mouture et des correctifs de bugs.

La temporalité de ces expériences semble donc plus proche du cycle de vie d’un produit porté par une start-up. Cela pose donc la question de leur compatibilité avec le modèle dominant de financement des contenus innovants.


L’évolution et la mémoire des projets interactifs

Quelque soit le type d’oeuvre, il est clair que la temporalité du genre interactif excède nettement celle de tout contenu linéaire. Sa disponibilité et son accessibilité en font la parfaite illustration du phénomène de la longue traîne, de la constitution d’une mémoire artistique et culturelle qui s’enrichit chaque jour.

Mais toute mémoire doit s’entretenir et la sauvegarde des oeuvres interactives pose d’abord la question de leur possible évolution.

Est-il possible de faire évoluer une oeuvre interactive ?

Si les mises à jour, extensions et évolutions diverses font depuis longtemps partie du cycle de développement des jeux vidéos, cette pratique est quasiment inexistante pour les autres oeuvres interactives.

Je n’ai pas en mémoire de projet de documentaire interactif (par exemple) qui aurait connu une refonte depuis sa première mise en ligne. A défaut de s’offrir le luxe de revoir profondément le fonctionnement de son oeuvre — à l’instar d’un director’s cut au cinéma — certains porteurs de projets seraient sûrement avides de pouvoir apporter quelques améliorations à d’anciens projets.

Lors d’un récent entretien, Bruno Masi, auteur d’oeuvres interactives comme 1914, Dernières Nouvelles ou encore La Zone, confiait qu’il aimerait donner un coup de jeune à ce dernier. “On s’est dit qu’il serait bon de faire quelques ajustements comme le plein écran, un autre encodage des vidéos. Mais il faudrait des financements qui n’existent nul part pour donner une seconde vie aux oeuvres.”

1-PneHIaBzYffO6kxAhqBBiQ

L’illusion de l’intemporalité et la question de la mémoire interactive

Si faire évoluer les oeuvres est si difficile, cela n’est guère encourageant quant à la sauvegarde de notre patrimoine interactif. Faute de pouvoir s’adapter aux transformations de leur écosystème technologique, les oeuvres risquent de tomber en désuétude dans un futur plus ou moins proche.

Avez-vous déjà essayé de lancer une application mobile iOS qui n’a pas été mise à jour depuis trois ans ? Bientôt ce phénomène s’étendra peut-être aux expériences en Flash, format quasiment éradiqué par l’avènement du HTML5.

Il est aussi plus que probable que certains travaux disparaitront pour des raisons financières, notamment des projets indépendants qui ne peuvent plus assumer les coûts d’hébergement. Pour illustrer cela, le projet Hollow coûte 700$ en serveur à sa créatrice Elaine McMillion. Une contrainte budgétaire lourde qui ne peut perdurer éternellement sans solution alternative.

L’illusion dans laquelle nous nous égarons parfois, c’est de considérer Internet comme une sauvegarde éternelle, un musée. Or le rôle principal d’un musée n’est pas d’héberger des oeuvres, mais d’en assurer conservation, contextualisation, et transmission. Un musée donne sens et contexte à l’oeuvre, la restaure si besoin, et assure sa préservation.

Mais Internet n’est pas le musée de la création interactive. Internet n’est qu’un lieu de passage pour les oeuvres que nous y déposons. Et dans quelques années, il pourrait bien être hanté de fantômes interactifs…

Pour ne pas rester sur une note si pessimiste, je tiens simplement à dire que je suis confiant dans le fait que des solutions appropriées seront progressivement trouvées. Déjà il y a les travaux de la BNF ou de l’INA sur l’archivage des contenus interactifs (à suivre).

Mais l’on peut aussi imaginer que des espaces physiques — à l’instar des musées du jeu vidéo — ou virtuels — inspirés de The Internet Archive — dédiés à la narration interactive émergeront pour sauvegarder et valoriser les projets pionniers auprès du public.

Peut-être verra-t-on aussi bientôt des campagnes de crowdfunding qui ne titreront plus “aidez-moi à réaliser mon projet” mais “aidez-moi à sauver mon projet”.


Poursuivez la lecture avec d’autres articles sur les nouvelles écritures.

Close
Go top