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L’un des aspects fondamentaux de la création interactive est la capacité des concepteurs à comprendre et à anticiper le positionnement et l’implication du public dans l’oeuvre. Cette « connaissance » du public devient donc une des contraintes majeures du processus créatif et va influer tant sur le fond que sur la forme de l’expérience.

Pour autant, cette idée ne suggère pas que nous devions désormais « écrire pour plaire » à une frange du public, qu’il faille mener des études de marché pour s’assurer que tel contenu plaira à tel segment du public ou à telle communauté. Certains le font peut-être mais je trouve personnellement que cela revient à se focaliser sur le mauvais enjeu.

Prendre en compte la place de l’utilisateur ne revient pas à adapter le message pour dire au public ce qu’il veut entendre, mais à adapter l’expérience (qui entoure le message) afin de mieux prendre en compte les comportements et les postures du public visé.

Dressons dans cet article quelques typologies permettant d’éclairer les différents positionnements des utilisateurs d’expériences interactives. Des grilles de lecture simples pour s’assurer d’avoir véritablement intégré le public dans notre réflexion.

Le positionnement social de l’utilisateur

La première dimension à envisager est le positionnement « social » du public face à l’oeuvre. L’interactivité permet de créer des oeuvres très individualisées mais aussi des expériences collectives pouvant mobiliser des communautés entières. Commençons donc par nous interroger si nous voulons développer des expériences à « consommer » en solitaire, en groupe, ou en communauté ?

Les expériences solitaires

Ici le terme de solitaire n’a rien de péjoratif mais désigne simplement une oeuvre qui se consomme individuellement, pour soi-même. Les oeuvres interactives solitaires proposent généralement au public de prendre le contrôle du déroulé de l’histoire, chacun façonnant une expérience qui lui ressemble et qui sera différente de celle du voisin.

C’est le cas de la très grande majorité des projets interactifs. Que ce soient des documentaires interactifs, des jeux non multi-joueurs, des expériences de réalité virtuelle ou des fictions interactives, l’expérience est à vivre individuellement, chaque utilisateur fait ses choix et fait progresser l’histoire selon ses critères.

Nous pouvons mentionner comme exemples des projets très variés comme Prison Valley (documentaire interactif), Jeu d’Influences (newsgame), Five Minutes (fiction interactive) ou encore Polar Sea (expérience de réalité virtuelle). Peu de points communs entre ces projets sinon l’individualité de l’expérience qu’ils proposent.

Les expériences en groupe

Une expérience de groupe n’est possible qu’à plusieurs et il est impossible, ou sans grand intérêt, de la vivre seul(e).

Nous pouvons bien sûr citer les jeux multi-joueurs mais aussi des expériences comme Love Hotel ou Replace the Face. Dans ces deux derniers projets, c’est la mise en relation de deux personnes situées devant des ordinateurs différents qui rend possible l’expérience.

Dans Love Hotel, deux amants numériques entrent dans un espace privé et peuvent partager un moment d’intimité et d’érotisme. Replace the Face traite quant à lui de la dépression et nécessite la mise en relation de deux internautes pour bien comprendre le propos (chacun possédant une moitié de l’histoire qu’il doit raconter à l’autre).

lovehotel

Le pari est ici complexe et ces expériences portent en elles un acte militant en forçant les utilisateurs à sortir de leur coquille numérique. L’expérience rassemblera à coup sûr un public moins large mais procurera aux téméraires une expérience novatrice et fondamentalement sociale.

Les expériences en communauté

A la différence des expériences en groupe, les expériences communautaires ne nécessitent pas l’intervention (simultanée) de plusieurs personnes pour que l’expérience aboutisse. En revanche, ces projets s’enrichissent et ne révèlent leur plein potentiel qui si une communauté suffisamment large et active s’en empare.

Il s’agit donc principalement des expériences dites sociales ou participatives. Les créateurs de tels projets vont chercher à fédérer et à « activer » une communauté qui trouve son compte dans la participation et la contribution à une oeuvre plus large.

Citons pour l’exemple Anarchy, projet qui a poussé des milliers d’utilisateurs à rédiger du contenu fictionnel, What Ze Teuf , une « Twitter série » pour laquelle le public pouvait inspirer l’épisode du lendemain par un tweet, ou encore The Brussels Business, une plateforme de débats et d’échanges autour des questions de politique européenne.

Le positionnement physique de l’utilisateur

Allons désormais au-delà de cette première distinction, relativement évidente, entre expériences solitaires ou collectives. Et intéressons-nous à la position physique de l’utilisateur au moment de la consultation de l’oeuvre interactive.

Cette typologie est inspirée des travaux de Jesse Schell, game designer de son état. Dans son ouvrage The Art of Game Design, il décrit les quatre espaces dans lesquels peut se trouver un joueur — une vision que nous pouvons étendre à tous ceux qui prennent part à une expérience interactive. Ces espaces sont les suivants :

Le coin lecture (the reading nook) : tel un moment de lecture, l’expérience est vécue comme quelque chose de personnel, que l’on consulte isolé(e), au calme et en étant bien installé(e).

Cette posture est celle de la lecture (numérique ou non), d’un projet consulté ou joué sur une tablette, d’une expérience de réalité virtuelle…

La pièce à vivre (hearth) : inspirée à l’image d’épinal de la famille réunie autour de la télévision, cette posture suppose toutefois une participation plus active du groupe en présence puisqu’il s’agit d’une oeuvre interactive.

Cet espace est celui du jeu (vidéo) de salon, d’une expérience interactive dans un musée… et favorise la consommation de contenus non solitaires.

Le plan de travail (work bench) : l’expérience est vécue en solitaire — comme pour le “coin lecture” — mais dans une position de travail, le plus souvent assis à une table penché en avant.

Cet espace est principalement celui de la participation, de la consommation d’un contenu fait pour l’ordinateur (que ce soit une expérience web, un logiciel, un jeu vidéo PC…).

En mobilité (anywhere) : l’expérience peut se vivre n’importe où et peut même évoluer en fonction de l’endroit où l’on se trouve.

Pour s’adapter à ce terrain de jeu potentiellement sans limite, les créateurs interactifs utiliseront principalement les applications mobiles — et peut-être bientôt leurs cousins : les objets connectés.

Nous voyons ici qu’envisager la position idéale du public permet déjà d’aiguiller un certain nombre de choix du concepteur interactif. Allons encore plus loin et essayons d’anticiper l’état d’esprit dans lequel nous souhaitons plonger le public de nos oeuvres interactives.

Le rôle de l’utilisateur dans l’oeuvre interactive

Une oeuvre c’est un contrat — plus ou moins tacite — passé entre le créateur et le public. Au cinéma, au théâtre, face à un livre, la “grammaire” des oeuvres, la manière de les aborder, est déjà développée et bien admise.

En revanche, les expériences interactives sont si variées, si “expérimentales” pourrions-nous dire, qu’il n’y a pas une seule manière de les aborder. D’un projet à l’autre, le contrat sera différent et le créateur demandera donc au public d’entrer dans son univers avec différents états d’esprit. Bref, dans des postures différentes.

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Explorateur, découvreur

« L’explorateur » se voit confier la responsabilité de la découverte, de l’exploration de l’univers développé.

En échange du temps qu’il passe sur l’expérience, le public reçoit une somme d’informations nouvelles, d’idées innovantes, d’images éclairantes. C’est la posture que l’on adopte dans les expériences interactives qui nous remettent les clés d’une narration non-linéaire.

Parmi les exemples cités plus haut, nous pouvons associer à cet état d’esprit les projets Prison Valley ou Polar 360, qui nous ouvrent les portes de mondes relativement méconnus que nous pouvons librement explorer.

Créateur, contributeur 

« Le créateur » est vu comme une source potentielle de créativité qui peut apporter sa contribution à une oeuvre plus large.

En échange de sa contribution, le public reçoit une gratification “sociale”, la satisfaction de voir son nom associé à une oeuvre collective. C’est la posture du public dans les oeuvres participatives et sociales.

Parmi les exemples cités plus haut, nous pouvons associer cette posture aux projets Anarchy ou encore Immigrant Nation, qui reposent quasi exclusivement sur l’implication du public.

Débatteur, discuteur

“Le débatteur » est mis à contribution dans le cadre d’échanges et de discussions plus ou moins encadrés.

L’expérience interactive est donc pour lui un canal de discussion, le plus souvent orienté autour d’une thématique bien particulière. Cela lui permet d’aiguiser ses arguments ou de les faire valoir auprès de relatifs inconnus qui partagent son engouement pour le sujet.

C’est la posture du public qui est appelé à débattre dans des expériences telles que The Brussels Business ou encore la partie “forum” de Prison Valley (ce qui montre qu’une même oeuvre peut demander au public d’adopter plusieurs postures ; sur Prison Valley nous sommes donc successivement explorateur et débatteur).

Joueur, décideur

“L’utilisateur Démiurge” influence le destin d’un ou plusieurs personnages (voire même d’un univers tout entier) qu’il contrôle ou sur qui ses choix influent grandement.

L’expérience investit donc le public d’une responsabilité forte et lui donne pour cela des motivations et des objectifs clairs qui vont influencer ses choix. C’est donc la posture qui s’apparente à celle d’un joueur de jeu vidéo.

On retrouve donc cet état d’esprit du public dans des projets mentionnés plus haut comme Jeu d’Influences ou Five Minutes, puisque ce sont deux projets où nous maîtrisons la trajectoire de vie des personnages principaux.

Le rôle du public comme acteur de l’histoire

Nous venons de voir comment envisager le public dans son environnement social, puis dans son espace “physique” au moment de la consommation de l’oeuvre interactive, et enfin son état d’esprit face à l’oeuvre. Pour finir, explorons comment l’utilisateur peut être positionné lorsque nous en faisons un acteur direct de notre histoire interactive.

Cette dernière typologie est directement inspiré d’un article de Mike Jones, publié en 2014.

Le rôle de “déclencheur”

Le rôle de l’utilisateur est “d’obéir” à un certain nombre de commandes dont les effets sont clairs et immédiats. Il s’agit pour lui de faire progresser le récit et les choix n’ont pas nécessairement besoin d’être motivés par le passé d’un personnage, un principe moral de l’utilisateur, etc.

Pour vous mettre dans le rôle du “déclencheur”, testez le projet Five Minutes, déjà mentionné plus haut. Dans cette fiction interactive, vous devez régulièrement dessiner des formes sur l’écran pour combattre des zombies ! Ici le choix est instinctif et n’a pas besoin d’être motivé car l’on sait parfaitement que si l’on ne s’exécute pas, l’histoire s’arrête car nous avons perdu…

Le rôle de “révélateur”

Le public est considéré comme “amnésique” (parfois littéralement) et ne connait pas tout du personnage qu’il est pourtant censé incarner. Sa motivation est donc de découvrir le passé et la raison d’être de ce personnage et il cherche donc à répondre aux questions “que s’est-il passé?”, “qui suis-je?”, “où vais-je?”…

Pour bien comprendre cette posture, essayez donc le jeu / fiction Jeu d’Influences. Dès les premières minutes, on vous informe que vous êtes un grand patron et que l’un de vos collaborateurs vient de se suicider. Vous devez donc gérer la crise de communication qui s’en suit mais plus vous avancez dans l’histoire, plus vous apprenez de nouveaux détails sur votre personnage. Des détails qui peuvent d’ailleurs vous faire regretter des choix que vous avez fait précédemment…

Le rôle de “témoin”

Ici, le public n’est pas un élément central de l’histoire mais plutôt un témoin distant de l’action. Il reste capable d’influer sur le point de vue sur l’histoire, sur ce qu’il voit et ne voit pas, mais n’en est pas un des protagonistes.

On retrouve ce type de positionnement dans le projet Prison Valley par exemple, où l’on nous incite à explorer sans toutefois devoir incarner tel ou tel personnage central de l’histoire.

Le rôle ”externe”

Il n’est pas toujours pertinent d’intégrer le public à une expérience en le tutoyant et en lui demandant d’incarner un personnage ou de remplir un rôle précis.

L’utilisateur peut bien entendu s’investir de bien d’autres manières : aider à la construction ou à la diffusion du récit, soumettre idées ou contenus, etc. L’utilisateur ne fait pas partie de l’univers narratif mais il fait bel et bien partie de l’univers créatif.


Ces grilles de lecture ont pour vertu de nous forcer à nous poser les bonnes questions mais elles n’ont pas pour prétention d’être des recettes magiques (dans notre monde, cela n’existe pas malheureusement). Prendre en compte la place du public dans son oeuvre suppose également une forte dose d’instinct et d’empathie pour développer ce sens créatif, il faut tout simplement se jeter à l’eau!

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