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Le monde des nouveaux médias est obnubilé, à raison, par la recherche de modèles économiques viables. Le numérique a tant rebattu les cartes de la distribution et de la découverte de contenus que chaque média, chaque art, chaque format, doit adapter – voire totalement réinventer – son équation financière.

L’art interactif a, en France, eu la grande chance de bénéficier très tôt d’aides et d’investissements publics importants (si vous cherchez d’ailleurs une liste des aides disponibles, jetez un oeil ici). Toutefois, ces fonds ne suffisent pas toujours pour les oeuvres les plus ambitieuses. Producteurs comme diffuseurs cherchent alors d’autres solutions pour financer leurs hautes ambitions créatives et de distribution. De plus en plus, la coproduction s’établit comme l’une des plus intéressantes.

En nouant un accord avec un producteur d’une autre région ou d’un autre pays, le projet peut potentiellement devenir éligible à des fonds spécifiques locaux. La quasi-totalité des mécanismes de soutiens conditionnant leurs aides à un certain volume de dépenses réalisées localement, une coproduction ne peut donc pas être uniquement un montage financier opportuniste.

Elle doit être motivée par des critères qui vont également au-delà du budget, comme la complémentarité de savoir-faire et/ou le potentiel de diffusion international de l’oeuvre.

Pour l’écriture de notre prochain livre, Interactivité et Transmedia : les Secrets de Fabrication, nous avons pu réaliser les études de cas de deux projets co-produits : Wei or Die et Do Not Track. Le premier est un coproduction franco-française, une alliance de compétences avant tout. Le second est une large coproduction internationale qui a permis d’élargir considérablement le potentiel de diffusion du projet. 

Wei or Die, une coproduction pour venir à bout d’un projet pharaonique

Wei or Die est une fiction interactive de Simon Bouisson et Olivier Demangel, sortie à l’automne 2015, dans laquelle vous pouvez explorer à votre guise les vidéos enregistrées lors d’un week-end d’intégration étudiant qui vire au drame.

Si vous n’avez pas encore vu Wei or Die, nous vous conseillons d’y jeter un oeil avant de poursuivre votre lecture.

Au moment où le projet entre en phase de production, l’équipe travaille déjà dessus depuis deux ans. Deux ans au cours desquels ses deux auteurs et sa productrice, Sara Brucker, ont réalisé un premier tournage et développé un prototype de l’expérience. Et si l’expérience de Wei or Die est plutôt simple à prendre en main pour le public, sa fabrication est hautement complexe et explore un terrain relativement inconnu…

Depuis le début, le projet a été produit par Sara Brucker, d’abord au sein de la société Temps Noir puis dans sa propre structure, Résistance Films. L’entrée en production rend toutefois le besoin d’une coproduction de plus en plus pressant. Sara se rapproche donc naturellement de David Bigiaoui, producteur nouveaux médias au sein de la société Cinétévé.

David Bigiaoui : J’ai entendu parler de Wei or Die quand ils ont commencé à travailler sur le projet. C’était très excitant de les voir avancer, tant en termes de production que de réalisation, jusqu’au prototype. Et c’est au moment du passage en production que Sara est venue me voir pour une coproduction. Pour moi, c’était une superbe opportunité de pouvoir les accompagner et de proposer une sorte d’écrin pour cette production grâce à une structure solide comme Cinétévé.

Sara Brucker : La première motivation à cette coproduction est une complémentarité en terme de compétences de production. L’apport de David sur les questions éditoriales, d’interface et de narration interactive me semblait pertinent.

De plus, il a fallu produire très vite, en moins d’un an. Nous n’étions donc pas trop de deux pour abattre autant de travail.

Enfin, troisième raison, il y a une réalité de structure selon laquelle, pour produire vite, il faut pouvoir s’appuyer sur une société de production de l’envergure de Cinétévé afin de ne pas avoir à attendre à nouveau deux ans que tous les financements et conditions soient réunis…

En effet, Cinétévé est une importante société de production qui dispose d’un compte dit « automatique » auprès du CNC, lui permettant de déclencher beaucoup plus rapidement les financements nécessaires pour produire le projet dans d’aussi courts délais.

Chez Cinétévé, le projet est accueilli à bras ouverts. La coproduction est validée dans son principe en quelques jours et « Sara et Simon ont eu immédiatement carte blanche » comme le souligne David Bigiaoui.

Lors de l’entrée en production, un autre coproducteur rejoint aussi l’aventure : France Télévisions Nouvelles Ecritures. Comme pour l’ensemble des projets soutenus et diffusés par la groupe de service public, il ne s’agit pas simplement pour les équipes des Nouvelles Ecritures de libérer des fonds mais bien d’accompagner la réalisation de l’oeuvre et d’aborder un savoir-faire accumulé au fil des projets. Avec trois coproducteurs, Wei or Die semble doté des outils nécessaires à son aboutissement. Restait encore à savoir comment s’organiser, comment articuler les tâches et les responsabilités dans cette configuration nouvelle…

La logique voudrait que chacun assume un volet différent du projet pour plus d’efficacité mais si cela peut sembler logique dans l’absolu, la création interactive a d’autres exigences.

Sara Brucker : Ce projet était effectivement démentiel. Nous devions produire en peu de temps une fiction de 90 minutes et un dispositif interactif. Donc nous devions trouver le bon équilibre dans notre manière de travailler puisqu’il fallait à la fois que chaque facette du projet avance en même temps que l’autre. Mais nous ne pouvions pas non plus scinder les deux puisque les interconnexions sont nombreuses…

La complémentarité entre coproducteurs n’a pas donc pris le forme d’un travail segmenté et parallèle mais plutôt d’une opportunité d’avoir deux paires d’yeux sur l’ensemble du projet.

David Bigiaoui : Tout le monde faisait tout, tous les jours ! Nous parlons d’une production importante mais en réalité, par rapport à l’ambition du projet, nous étions en sous-effectif et sous-financés. Donc nous devions à la fois répondre aux questions de production, prendre des décisions éditoriales, mais aussi participer aux tournages, aux castings, faire du Photoshop…

Sara Brucker : Prendre ainsi part à toutes les décisions double nécessairement le travail de chacun mais c’était inévitable tant ce projet était nouveau pour nous. Je n’avais jamais produit de fiction notamment ! Bien entendu, nous avions nos domaines de prédilection malgré tout. Pour tout ce qui relève de la production interactive, je me suis beaucoup appuyé sur l’expertise de David et j’ai beaucoup appris de ce projet.

David Bigiaoui : Et pour ma part, j’ai essayé de préserver la relation privilégiée entre Simon et Sara et d’offrir un cadre de travail qui respecte cette dynamique très humaine. Une dynamique qui fait que le projet a pris cette forme-là et pas une autre.

Bien entendu, il y avait une logique économique à cette alliance mais il est clair sur Wei or Die que c’est avant tout une confiance partagée et un besoin de savoir-faire complémentaires qui la motive. Environ dix-huit mois plus tard sortira l’oeuvre que nous connaissons aujourd’hui, une oeuvre qui aura entre-temps connue de nombreuses évolutions et améliorations grâce à cette dynamique nouvelle apportée, entre autres, par cette coproduction.

Do Not Track, Upian et le modèle de la coproduction internationale

Impossible de parler de coproduction dans le web sans mentionner le caractère international de la chose. Et en ce sens, Do Not Track, avec ses quatre coproducteurs, est un modèle fort intéressant.

Do Not Track est un documentaire interactif en sept épisodes qui lève le voile sur la réalité du tracking en ligne, c’est à dire la façon dont certaines entreprises collectent et valorisent vos informations personnelles, parfois à votre insu le plus total.

Si vous n’avez pas encore vu Do Not Track, nous vous conseillons d’y jeter un oeil avant de poursuivre votre lecture.

Pour faire sa démonstration, le documentaire s’appuie sur une forte personnalisation de l’expérience de chaque utilisateur, intégrant ses données personnelles dans le propos pour mieux nous faire prendre conscience du problème. Une personnalisation qui est aussi géographique puisque sur les sept épisodes, certains sont en français et d’autres en allemand, anglais ou français du Québec. Le premier épisode est même disponible dans ces quatre langues (et pas seulement sous-titré, mais bel et bien tourné en quatre langues).

Ces langues correspondent bien entendu à ceux qui, aux côtés de la société de production Upian, ont coproduit l’oeuvre : Arte en France, l’Office National du Film (ONF) canadien et la BR en Allemagne. A ces coproducteurs – et diffuseurs – nationaux sont aussi venus s’ajouter de multiples partenaires comme Radio Canada, AJ+ aux Etats-Unis et la Radio Télévision Suisse (RTS).

La pluralité des langues devient donc un argument de diffusion et de promotion du projet. C’est alors que le potentiel d’audience de la coproductions internationales rejoint son intérêt économique.

La plupart des œuvres interactives évoluent dans une économie que nous pourrions qualifier de subsistance : un budget est défini puis, espérons-le, financé a priori afin de permettre une rémunération en amont de la diffusion du projet.

Pour ce qui est de l’aval, la monétisation des œuvres numériques reste problématique – quoi que loin d’être impossible – et le plus souvent assez limitée. Sur un projet documentaire d’intérêt public comme Do Not Track, difficile d’imaginer se dégager des couloirs de recettes donc la constitution d’un plan de financement approprié est bien entendu primordiale.

Upian a récemment développé un certain savoir-faire en ce qui concerne le montage de coproductions numériques internationales, dont les aspects juridiques ne sont malheureusement pas (encore) simplifiés par des accords bilatéraux, comme cela peut être le cas en télévision. Tout doit être inventé ici aussi et échafauder une structure de production comme celle de Do Not Track est donc un chantier important. Mais le jeu semble en valoir la chandelle, les avantages à ces coproductions internationales étant significatifs.

Gregory Trowbridge : L’intérêt de la coproduction est très simple. Sur le web, il n’y a pas de second marché [comme en télévision ou au cinéma] : lorsque nous sortons un projet, il sort mondialement. Donc nous ne pouvons pas le revendre sur d’autres territoires, cela n’aurait pas de sens.

Beaucoup de programmes télévisés ou cinéma ambitieux se font en coproduction car un diffuseur unique n’a pas les moyens suffisants. Pour nous, la logique est identique : si nous voulons produire des œuvres de qualité, nous allons avoir besoin de coproducteurs qui interviennent chacun en fonction du temps et des moyens dont ils disposent.

Une telle démarche est donc porteuse à la fois d’un intérêt économique et d’un intérêt d’audience. En raison de la nature même des Internets, il serait en effet bien impossible de perpétuer les logiques d’exclusivité territoriales sur lesquelles reposent le marché de la télévision par exemple.

Gregory Trowbridge : De toute façon, sans un média ou un producteur local, le projet n’a aucune chance d’être vu dans d’autres pays. Si nous produisons en France un projet en français et en anglais, en espérant toucher l’Angleterre et les Etats-Unis, nous avons autant de chance que cela se fasse spontanément que de gagner au loto !

Un constat partagé par le premier des coproducteurs de Do Not Track, le pôle numérique d’Arte.

Marianne Levy Leblond : La démarche de coproduction internationale est a priori bienvenue bien sûr, et cela pour deux raisons. La première est qu’Arte est par nature une organisation internationale et, que ce soit via ses programmes télévisés ou ses contenus web, cherche un public international.

Sur les productions web que je coordonne, nous essayons par défaut d’assurer une distribution mondiale mais dès qu’il y a l’opportunité de faire entrer un partenaire de distribution ou de coproduction, nous négocions au mieux pour ménager leurs besoins d’exclusivité territoriale ou linguistique.

Tout simplement parce qu’il est évident qu’un partenaire nord-américain, par exemple, sera bien mieux placé pour distribuer un contenu dans sa région que nous le sommes. Donc bien sûr nous sommes 100% pour, mais cela pose des questions nouvelles à chaque montage.

Parmi les questions nouvelles, l’absence de cadre juridique préétabli oblige les coproducteurs à inventer leurs propres solutions, leurs contrats, à jongler avec les différentes législations… Et il faut aussi prendre en compte des habitudes de travail loin d’être homogènes.

Margaux Missika : Il faut bien voir que parmi nos partenaires, certains ont des cultures de diffusion très différentes les unes des autres. Les Allemands ont par exemple un rapport au producteur qui diffère de notre système, assez franco-français, qui est basé sur le principe de la production déléguée dans lequel le producteur donne une garantie de bonne fin, détient les droits et assume la responsabilité financière du projet. Donc travailler avec des étrangers cela veut aussi dire assouplir de part et d’autre sa manière de travailler le reste du temps.

Avec Do Not Track, nous avons appris beaucoup de choses extrêmement utiles pour continuer à développer des co-productions internationales puisque nous avons trouvé des solutions à des problèmes que nous savons récurrents dans ce type de montages, comme signer des contrats, toucher des fonds de provenances multiples, impliquer les différents diffuseurs de différentes façons…

Son cadre de travail, Upian le construit donc au fil des projets internationaux. Do Not Track a profité de l’expérience préalable sur 24h Jérusalem (2014) coproduit, déjà, avec Arte et la BR allemande. Depuis, les apprentissages réalisés sur Do Not Track ont déjà été mis à profit sur deux projets plus récents de la société : Génération What (2016) et Hors-Jeu (2016). Toutefois, il serait exagéré de penser qu’Upian serait désormais détentrice d’une recette miracle et d’un cadre stable et universel pour la coproduction internationale dans le numérique. La réinvention perpétuelle des formats et des acteurs réunis autour de la table rend la standardisation réalistement difficile. Mais plus que des méthodes infaillibles, la société y gagne surtout un réseau de partenaires solides avec lesquels se bâtit une confiance et des façons de travailler spécifiques.

La coproduction, internationale ou non, n’est toutefois pas exempte de complexités. Nous avons mentionné le cadre juridique encore peu adapté dans un univers numérique. Mais il faut aussi prendre en compte la multiplication des interlocuteurs, l’augmentation de frais et du temps de gestion de projet et de coordination.

Coproduire signifie aussi se partager des budgets qui ne sont pas toujours démentiels… Sans compter sur le fait que certaines coproductions internationales obligent à jongler avec des décalages horaires épuisants.

Il n’y a de toute façon jamais de recette miracle toutes simples mais la coproduction est un chantier, somme toute relativement récent, porteur de grandes promesses. Ce n’est donc pas un hasard si les programmes et les festivals permettant à d’éventuels partenaires internationaux de se rencontrer se multiplient dans le monde des nouveaux médias.

Parmi les prochaines occasions à ne pas manquer : les Cross Video Days, où s’était tenue l’an dernier une conférence sur le sujet de la coproduction internationale :

Et bien entendu le Sunny Side of the Doc, où nous lancerons notre prochain livre, dans lequel nous vous racontons toute l’histoire de Wei or Die, de Do Not Track et de quatre autres oeuvres interactives et transmédia.

Benjamin Hoguet et Manon Chauvin
Article originellement publié sur le blog du Sunny Side of the Doc.

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