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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.

Un casque audio qui vous localise dans une large pièce et crée un univers sonore en fonction de vos déplacements et de vos interactions, voilà l’expérience de réalité augmentée sonore que propose Élèves en Liberté. Un dispositif innovant pour une immersion documentaire dans une école pratiquant la pédagogie active.

De plus en plus d’établissements scolaires pratiquent des méthodes pédagogiques alternatives, dites actives, dans lesquelles l’enseignement « traditionnel » est largement repensé. Utopie gentillette pour certains, avenir souhaitable pour d’autres, ces nouvelles méthodes restent en pratique peu connues.

Pour remédier à ce déficit d’information, Patrick Séverin et son équipe chez HorsZone – en coproduction avec la Radio-télévision belge de la Communauté française (RTBF) – ont décidé de développer un large dispositif transmédia, Élèves en Liberté.

Le projet, qui vous propose de pousser les portes d’une école belge pratiquant la pédagogie active, a connu de multiples déclinaisons : documentaire interactif, radiophonique, télévisé (au printemps 2019) mais aussi immersif. C’est cette dernière facette que nous allons découvrir.

En collaboration avec le studio bruxellois Demute, l’équipe a développé une expérience in situ de réalité augmentée sonore (room-scale augmented audio) : « Cette école liégeoise est bien sûr visitable. Mais lors des visites… elle est vide ! » remarque Patrick Séverin. « Visiter une école vide n’a pas de sens. L’idée a donc été de faire une visite virtuelle qui se distingue de dispositifs qui ne me semblent pas fonctionner, comme certaines vidéos en 360°. »

L’expérience de la réalité augmentée sonore

Accompagné de deux autres personnes, vous entrez dans une classe d’école. Un tableau, des affiches au mur, des tables, des chaises… et un professeur qui vous suit du regard. Vous portez des écouteurs reliés à un téléphone intelligent pour seules fournitures scolaires. Vous êtes invité à vous asseoir et le professeur commence gentiment par vous demander si vos vacances se sont bien passées.v

Vous entendez des élèves (virtuels ceux-là) lui répondre. Le son est spatialisé et vous commencez à comprendre qu’à ce décor, bien réel, se superpose une riche couche sonore. Vous réalisez même que la voix du professeur est elle aussi un enregistrement et qu’il n’a fait que du lip-sync depuis le début.

Au bout de quelques minutes, le professeur vous invite à vous lever et à explorer la salle. En touchant des objets divers, vous déclenchez des sons – notamment des entrevues avec des professeurs et des étudiants de cette école bien particulière. Ces sons viennent constituer un espace sonore commun avec tous les autres spectateurs : si un autre participant vient vous rejoindre, il entendra la même chose que vous !

L’expérience est véritablement singulière. Elle n’entre pas dans le champ des expériences de réalité virtuelle, qui vont beaucoup plus loin dans la privation sensorielle. Elle n’entre pas non plus dans celui de la réalité augmentée « visuelle », qui souffre encore souvent du côté malcommode de tenir un téléphone intelligent devant soi ou de porter des lunettes un peu encombrantes. Nous sommes aussi très loin du podcast ou d’un simple audioguide…

Le fait de pouvoir librement se déplacer et d’aller chercher, dénicher des sons dans l’espace donne instantanément une profondeur intéressante à l’espace de la classe. Déclencher les sons en manipulant des éléments de décor, comme de petites figurines par exemple, confère à l’expérience un aspect ludique qui renforce l’immersion.

« Le son nourrit un rapport émotionnel plus fort que l’image », selon François Fripiat, fondateur du studio Demute. « L’oeil est un instrument plus absolu que l’oreille. Par contre, le son permet d’accéder plus rapidement aux émotions, et de tromper plus facilement le cerveau que l’image. »

Comment cela fonctionne ?

La technologie qui se cache derrière l’expérience Élèves en Liberté se distingue par sa grande transparence. « Personne n’a le sentiment d’entrer dans un dispositif très technologique. » affirme Patrick Séverin. « Mettre un casque sur les oreilles, nous faisons cela quotidiennement ! Des enfants aux grands-parents, l’œuvre reste accessible et personne ne s’est demandé “comment faire”. »

Un simple casque audio donc, relié à un téléphone intelligent que vous portez dans une petite pochette autour du cou, voilà la technologie « visible » pour l’utilisateur.

Bien entendu, lorsque l’on rentre dans les détails, l’affaire est plus complexe. Le studio Demute, spécialisé dans la création sonore innovante, a développé un casque audio qui embarque notamment un gyroscope (qui détecte vos mouvements) et une balise de positionnement (qui vous situe dans l’espace).

Les informations ainsi captées sont transmises au téléphone, qui sert d’ordinateur de bord. Celui-ci va ainsi « créer » l’univers sonore dans lequel vous évoluez… et le restituer à vos oreilles bien sûr.

L’univers sonore est aussi influencé par les actions de participants. Certains éléments du décor sont interactifs et vont déclencher des sons particuliers, qui seront alors audibles par tous. « L’univers sonore commun à tous était une demande des créateurs » rappelle François Fripiat. « Mais pour des applications dans des musées, par exemple, il sera peut-être plus pertinent – et plus facile ! – de créer des espaces sonores individuels. »

Car bien entendu, l’expérience Élèves en Liberté n’est qu’une incarnation du potentiel de cette technologie. Expérience muséales, jeux d’évasion, documentaires et fictions sonores immersives, les possibilités sont très nombreuses.

« C’est une technologie qui peut tuer le modèle de l’audioguide, estime Patrick Séverin. Quant à ses applications culturelles, narratives, il va falloir continuer à expérimenter ! »

Une démonstration visuelle du potentiel de la technologie

Le lien fort entre la technologie et l’œuvre

Ce projet est un parfait exemple du cercle vertueux qui peut s’instaurer entre le développement d’une nouvelle technologie et la création d’une œuvre particulière. « Élèves en Liberté a vraiment été notre tout premier projet avec ce dispositif que nous avons imaginé il y a deux ans. Nous avons donc piloté la R&D en fonction des besoins du projet. »

Au tout début, l’équipe imagine une expérience où les sons sont positionnés dans la pièce et sont joués en boucle. Dans cette version, le public se serait simplement déplacé dans la pièce, sans autre incidence sur le contenu de son expérience.

Deux grandes évolutions se sont affirmées au fur à mesure du développement de l’œuvre : l’ajout d’éléments interactifs, qui permettent au public de déclencher lui-même les sons, et bien entendu le passage d’une expérience individuelle à collective.

« Avec cette technologie, nous avons la même conviction que concernant la réalité virtuelle : l’expérience doit être sociale » déclare François Fripiat.

Ces améliorations et ces nouvelles fonctionnalités ont pu voir le jour grâce à la collaboration étroite entre les tenants de la technologie et ceux du contenu. Ces derniers apportent une vision extérieure intéressante : « Parfois, je n’avais pas la même perception que les membres du studio Demute », se rappelle Patrick Séverin. « Je n’ai pas l’oreille aussi sensible qu’eux et il m’arrivait de ne pas pouvoir distinguer la direction de laquelle me parvenait un son. »

Alors un travail important est fourni pour adapter l’univers sonore, marquer davantage les contrastes entre les sons pour qu’ils soient mieux perçus par l’utilisateur moyen.

Tout ce travail de recherche et développement a bien entendu contribué à étirer le temps de production d’Élèves en Liberté, à tel point « qu’une semaine seulement avant la sortie, nous nous sommes enfin décidés à contacter la presse, car nous n’étions jusque là pas certains que tout fonctionne! » reconnaît Patrick Séverin.

Il a fallu neuf mois à l’équipe du studio Demute pour venir à bout de cette technologie ambitieuse. Un investissement fort mais productif : « aujourd’hui, le temps de fabrication pour un projet similaire tournerait plutôt autour d’un mois et demi, deux mois. Et c’est sans compter sur les outils de création que nous allons développer! »

Désormais le studio travaille à construire un casque qui inclura l’ensemble de la technologie nécessaire – afin d’éliminer le besoin du téléphone intelligent autour du cou – ainsi que des outils logiciels permettant d’accélérer la création et, potentiellement, de licencier la technologie à d’autres créateurs.

Des évolutions qui devraient continuer à se matérialiser grâce au développement de nouveaux projets. Certains sont déjà dans les tuyaux, et le studio reste à l’écoute des créateurs…

La réception par le public

Pour la première, Élèves en Liberté a été installé dans l’école même où les séquences documentaires ont été enregistrées. Le public est saisi par l’expérience sonore spatialisée et sa simplicité d’accès. Certains se sentent suffisamment pris dans cet univers sonore qu’ils en viennent à répondre au professeur dans la première partie de l’expérience…

« Je m’attendais tout de même à ce que les gens “jouent” davantage avec l’expérience. Mais la plupart des gens écoutent sans essayer de pousser l’expérience dans ses retranchements ! » remarque Patrick Séverin. « En bougeant les figurines, en tournant autour des sources sonores… Finalement, les gens sont tellement pris par le récit sonore, qu’ils passent parfois à côté de certaines dimensions de l’expérience. »

Depuis, l’expérience a connu deux autres installations en Belgique, et d’autres suivront sûrement, même si « ce qui est compliqué pour une petite structure comme la nôtre, c’est que nous mettons toute notre énergie à produire. Nous ne sommes pas des distributeurs… » concède Patrick Séverin.

L’œuvre ne sera donc probablement pas un immense succès d’audience, mais défriche le terrain de l’expérimentation. De plus, « je ne sais pas si Élèves en Liberté serait vraiment une bonne œuvre itinérante. Peut-être n’est-elle pas assez spectaculaire en termes de contenus? Cela reste très documentaire, sans dramatisation. C’est impressionnant au niveau technologie, mais pour le grand public qui ne s’intéresse pas au sujet, il manquera sûrement quelque chose. »
Une œuvre grand public utilisant cette technologie ne mérite donc que d’émerger, car Élèves en Liberté a su faire la démonstration de son potentiel immersif, de son accessibilité et de sa pertinence dans un contexte culturel où les solutions permettant de marier réel et virtuel sont toujours plus demandées.

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2 comments

  1. Comment by Anaïs Jaunay

    Anaïs Jaunay 29/01/2019 at 08:01

    Un grand merci pour cet article. Qu’il est agréable de lire qu’on ne doit pas tout miser sur les écrans, que les expériences les plus marquantes, nous les vivons par le son.
    Cela me fait songer à l’exposition « Le grand orchestre des animaux » sur le travail de Bernie Krause à la fondation Cartier. J’aurais pu passer des heures et des heures, allongée dans le noir à écouter le son de la nature et des animaux dans des zones d’habitats naturels marins ou terrestres. Souvenir fantastique.

  2. Comment by serge

    serge 29/01/2019 at 11:12

    Passionnant !
    J’en été resté à la réalité augmentée façon HP Reveal (ex Aurasma), avec la necessité d’avoir son smartphone en main et toujours en vue.. mais là, l’expérience dépouillée de tout ce matériel encombrant et obligatoirement dans notre champs de vision, ouvre à une expérience encore plus surprenante.
    Le jeu entre un univers sonore individuel et partagé peut donner lieu à de belles « mises en scène »…
    Et la spatialisation du son doit sacrément accentuer le coté immersif.
    Cela offre une champs de créativité particulièrement ouvert.
    Merci beaucoup pour cette découverte

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