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Les estimations du temps de consultation moyen d’un webdocumentaire oscillent entre 7 et 10 minutes, à tel point que l’on a tendance à se féliciter lorsqu’il dépasse le quart d’heure. Un beau succès gravite donc autour de la durée moyenne d’une visite sur un site comme BuzzFeed (environ 14 minutes en mars 2013). Mais BuzzFeed est globalement un site de procrastineurs oisifs (dont je fais parfois partie…) qui organise sciemment la « distraction » de ses utilisateurs, puisque plus ils rebondiront d’articles de grumpy cats en portfolio de stars celluliteuses, plus ils rapporteront au site.

Or, à quelques exceptions près comme la Contre-Histoire des Internets qui se basent en partie sur les contenus UGC (user-generated content, contenus générés par les utilisateurs), la plupart des projets interactifs n’ont pas cette dimension de hub, soit parce que le sujet ne s’y prête pas, soit parce que les moyens financiers et humains requis sont trop importants.

La problématique pour un webdocumentaire, un newsgame, ou toute oeuvre interactive est donc que le « rebond » de l’utilisateur est bien souvent un saut hors de l’oeuvre et donc une sortie du flow, si bien décrit par Florent Maurin sur son blog, à savoir l’état recherché de concentration et d’immersion profonde d’un utilisateur dans une activité.

En fonction du sujet et du support, chacun choisit son arme pour lutter contre la distraction des internautes inconstants: immersion, personnalisation, gamification, second screen, participation, engagement social… Cet article n’a pas vocation à déclarer une stratégie meilleure que l’autre – tout cela est bien trop contingent aux types de projets – mais à identifier un ennemi protéiforme qui semble toujours survivre en dépit de tous nos efforts.

Les hyperliens, la plus fondamentale distraction?

Il n’y a pas plus basique que les hyperliens, ils façonnent la structure même des Internets. Il n’y a qu’à voir le premier site web jamais créé par le CERN pour s’en convaincre : une petit collection d’hyperliens expliquant… ce que sont les hyperliens! Alors forcément, ils deviennent de fondamentaux carrefour narratifs pour les oeuvres interactives. Mais ne posent-ils pas une menace plus grande encore que l’avantage qu’ils procurent?

La nature de l’hyperlien est selon moi problématique dans deux cas de figures. Le plus évident : lorsque ledit hyperlien nous conduit en-dehors de l’oeuvre. Peu fréquent dans les webdocumentaires, il est en revanche beaucoup plus courant dans les webreportages et les infographies dynamiques, souvent produits par des rédactions adeptes du lien dans leurs papiers web. Et si le lien dans un article a un intérêt certain, bien que parfois discuté, il est a proscrire dans une expérience interactive.

Par exemple dans cette infographie interactive d’ARTE autour de Goldman Sachs, les collections de liens en bas de page conduisent vers des articles ou… des vidéos sur YouTube! (capture ci-dessous).

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Goldman Sachs, le supermarché de la finance (ARTE – Prod. CAPA)

Un clic, et une nouvelle fenêtre s’ouvre, annihilant toute chance d’immersion de l’utilisateur en un éclair de navigateur. La pertinence de ces liens n’est pas à remettre en cause mais leur non-intégration à la plateforme interactive est une distraction contre-productive.

Transitions et chargements, quand la technique affleure

Seconde problématique attachée aux liens : ils peuvent également rompre l’immersion sans pour autant nous faire sortir de l’interface. Pour des raisons principalement techniques, de nombreux webdocumentaires utilisent un préchargement fractionné du contenu. Ainsi, une barre de chargement s’affiche à votre arrivée sur le webdoc, pendant que les vidéos, photos, textes et sons de la première partie de votre expérience interactive sont préchargées ; puis à la fin de la première partie, l’opération se répète pour charger la seconde partie etc. Cela est dû à la qualité toujours plus importante des fichiers photos et vidéos qui deviennent donc des fichiers toujours plus lourds qui rendent impossible, car trop long, le préchargement de l’oeuvre toute entière en une seule fois.

Malgré cela, l’attente dure toujours quelques secondes au moins et la transition peut parfois être un peu brutale. L’utilisateur immergé peut alors sortir de son état de concentration extrême du simple fait de cette interruption – et se rappeler qu’il est au travail et qu’il n’est pas censé passer ses journées à manger du contenu interactif. Pourtant, des solutions extrêmement simples, comme continuer de jouer un fond sonore pendant le chargement intermédiaire, permettent de garder l’utilisateur dans le flow à moindre coût. Le webdocumentaire Killing Lincoln réussit cela parfaitement.

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Killing Lincoln (National Geographic Channel)

 Le « bon » clic

Il est donc nécessaire de limiter au maximum les transitions lorsqu’un mouvement narratif n’est pas achevé. Et même au-delà du lien à proprement parler, le clic de la souris doit être utilisé avec parcimonie. En ce sens, les interfaces tout en scroll – contrôlées par le défilement de la souris – sont particulièrement agréables à regarder lorsqu’elles sont aussi réussies que dans Killing Lincoln – même si dans ce cas l’overdose d’information est assez rapide – ou encore dans Hollow, où la sobriété du fond et de la forme s’accommode parfaitement de cette navigation très douce.

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Hollow (Elaine McMillion)

Tout simplement, le clic doit rester un choix de l’utilisateur et ne pas servir de simple « continuez ». Il doit avoir une action majeure sur la narration. Le « bon » clic doit donc être rare, non-répétitif et narrativement lourd de conséquence.

Encarts, pop-up et bonus: l’importance du timing

Il est courant de se voir proposer au cours du visionnage d’une oeuvre interactive des bonus, des compléments d’infos, des digressions, bref des choses à cliquer qui nous laissent faire des choix. Dans le cas où ces choix prennent la forme d’encarts, de pastilles, de pop-up, d’icônes bondissantes se superposant à la vidéo ou au son, la distraction est immédiate puisque notre cerveau est inévitablement attiré par le mouvement.

Dans bien des cas, cette distraction est négative. Pour ne pas redire ce qui l’a déjà été, je vous invite une nouvelle fois à lire ou relire l’article de Florent Maurin,Théorie du flow et webdocumentaire, où ce mécanisme est fort bien analysé, et illustré par une séquence du webdoc Amour 2.0 où une pastille colorée nous invite à cliquer en plein milieu d’une interview vidéo.

Je n’aime pas ce procédé pour une autre raison, moins prosaïque : en incitant à cliquer sur un « bonus » en plein milieu de la narration, on demande à l’internaute de faire un l’effort intellectuel que le concepteur n’a pas pris la peine de faire. C’est à l’auteur d’imaginer comment rendre ses contenus disponibles de la manière la plus ergonomique et fluide possible, et non à l’utilisateur de faire un effort de mémoire – pour suivre une digression dont il ne sait même pas si elle lui apportera quelque chose – afin de replonger par la suite dans l’histoire principale.

L’utilisateur ne doit pas percevoir le visionnage de ces bonus comme un service ou un hommage qu’il rend à l’auteur (j’exagère, mais à peine) mais bien comme une récompense. Proposer à l’utilisateur de bookmarker ces bonus pour un visionnage ultérieur ou tout simplement les débloquer à la fin de la consultation d’un chapitre dans une logique de gamification, sont des approches certes plus complexes techniquement – via l’utilisation de cookies notamment – mais beaucoup plus respectueuses du temps accordé par l’utilisateur et surtout plus susceptibles de prolonger son immersion.

Un exemple intéressant est la fiction interactive 6 millions de morts. Tout au long de la vidéo principale, on peut, en cliquant sur des icônes, récolter des objets qui nous font prendre une direction différente avant de nous reconduire au « tronc commun ». Le chemin pris est alors matérialisé sur la timeline en bas de l’écran (voir capture ci-dessous), qui laisse toutefois apparaître le chemin ignoré. Libre à nous par la suite d’explorer ce chemin délaissé ou pas.

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6 Millions de Morts (SAGA Films)

L’ergonomie de cette interface n’a pu être conçue que grâce à l’humilité de l’auteur (et du producteur). Car si l’on insiste parfois lourdement sur les bonus à cliquer, si l’on cherche à provoquer l’interaction au détriment de l’immersion, c’est parce que l’on accepte mal qu’un utilisateur ne voit pas tout ce que l’on a créé! Mais cela doit faire partie du jeu de l’interactivité…

Apprivoiser la distraction

Des projets de plateformes, de hubs participatifs comme la Contre-Histoire des Internets ou dans une moindre mesure About:Kate peuvent en effet tirer partie de la distraction naturelle des internautes en proposant des collections de contenus si importantes qu’elles permettent de très nombreux rebonds sans que l’utilisateur ne sorte du site. Dans tous les cas, l’interface sera le nerf de la guerre contre l’inattention. Et celle de la Contre-Histoire est plus efficace selon moi car elle reprend certains codes que l’on retrouve sur les sites d’informations en ligne avec des rubriques bien connues comme « Les articles les plus commentés », « Sur le même sujet »…

L’engagement de l’utilisateur est le graal des concepteurs transmedia. Sans pouvoir citer la source exacte, je me souviens de David Dufresne avançant que sur 100 internautes consultant un projet, 1 seul allait activement s’engager. Et pourtant cet unique utilisateur est le plus important car il sera celui qui viralise, celui qui produit les contenus UGC qui nourriront des hubs comme la Contre-Histoire ou About:Kate.

Et pour obtenir cet engagement, il faut avant tout obtenir son attention. Et lutter contre sa propension naturelle à la distraction. Ce sont grossièrement les raisons qui sous-tendent les investissements massifs vers la social TV et les applications second écran. Autant être franc, je n’accorde que peu d’intérêt ausecond screen. Qu’il se diffuse massivement dans les années à venir est plus que probable ; je souhaite simplement qu’il soit envisagé différemment. Aujourd’hui le second écran est assujetti à la télévision et son rôle premier reste de canaliser l’inattention du téléspectateur sur d’autres contenus qui traitent du même sujet que celui qu’il est censé regarder.

L’expérience m’ayant le plus marqué en ce sens est le documentaire Futur par Starck. Plus de 150 slides sur sa tablette avec des dizaines de vidéos à regarder en même temps que le documentaire (!!!) et des collections d’hyperliens conduisant en dehors de l’expérience. Avec une petite propension à l’hyperbole, je pourrais presque avancer que jamais autant d’effort n’a été produit pour détourner l’attention du téléspectateur au nom de l’engagement.

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Futur par Starck (ARTE – Prod. UPIAN)

A la distraction naturelle, on semble préférer la distraction organisée. Seul problème, l’écriture télévisée n’a pas changé pour s’y adapter. J’ai récemment échangé sur le sujet avec un producteur étudiant la possibilité d’inclure des « pauses narratives » dans l’objet télévisé pour pouvoir solliciter l’engagement des utilisateurs second écran sans perturber leur attention.

Tout l’enjeu est alors de doser ces « pauses » car tout le monde ne sera pas les yeux rivés sur sa tablette. Il ne faudrait pas alors sacrifier les mono-écrans sur l’autel de l’engagement social. Bref, comme toujours, il n’y a pas de solution évidente mais de multiples pistes de recherche. En fonction du projet, il faudra donc tenter de placer subtilement le curseur entre l’engagement sur les réseaux et l’immersion dans l’histoire.

Miser sur la subtilité

Les Internets offrent un espace de liberté presqu’infini où les entraves semblent être de moins en moins nombreuses et de moins en moins coûteuses à surmonter. Alors pourquoi devrait-on soi-même s’infliger des restrictions? Ne serait-ce pas aller à l’encontre de la nature même de notre medium favori?

Pourtant si l’hubris totale du créateur interactif/transmedia est désormais permise, elle engendre bien des dérives :

  • le délire encyclopédique, où rien n’est à jeter
  • l’ergonomie tableau de bord, où l’on ne sait plus où cliquer
  • le tout à l’égo, où l’impact social prend le pas sur l’histoire

Lutter contre sa propre démesure est peut-être contre-nature mais il faut essayer. Essayer de limiter le volume de contenus produits pour éviter une interface polluée par de trop nombreux « bonus ». Essayer de privilégier la fluidité de la narration à l’interaction vide d’un clic inutile. Essayer de provoquer l’engagement par la gratification et la gamification plutôt qu’avec des applications vecteurs de distraction.

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