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Cet été j’ai fait la même chose que 500 millions de personnes : j’ai joué à Pokemon Go. J’y ai même beaucoup joué. Bon ok, excessivement joué. Comme beaucoup, j’ai été pris dans la mécanique bien huilée et hautement addictive de ce jeu qui a redonné aux parcs et autres jardins publics une popularité comme ils n’en avaient guère connu auparavant.

Après avoir marché plus de 750 kilomètres cet été tout en visitant plus d’une dizaine de villes téléphone en main et chargeur de secours en poche, j’ai eu envie de partager cette expérience avec un peu de recul. Histoire de donner un sens à tout ce temps passé, de mieux comprendre la complexité et la subtilité de notre rapport au numérique.

Etant un enfant de la génération Dragonball Z, je n’ai pas connu la grande époque Pokemon moi-même, survenue quelques années plus tard. J’ai donc d’abord relégué ce jeu et les comportements qu’il induisait au rang des choses qui font dire “merde j’ai vieilli, je comprends plus ce qu’il se passe”.

Et puis le 25 juillet j’ai été “forcé” par mon amie d’installer l’application. J’ai attrapé mon premier Bulbizarre du bout d’un doigt encore dubitatif et – huit semaines plus tard et l’équivalent d’un Bordeaux-Lille dans les jambes – ce jeu a finalement été un formidable révélateur du monde numérique que nous avons construit.

Un monde social – même quand rien ne nous y incite. Un monde étonnement avide de concret – même si beaucoup le considèrent encore comme purement virtuel. Un monde ludique – où le divertissement surclasse parfois l’utilitaire. Mais aussi un monde inégalitaire, qui témoigne d’une profonde fracture numérique qui est loin de se résorber.

 

La réalité augmentée, un gadget vite oublié

Pokemon Go est un « jeu en réalité augmentée », souvent présenté comme un vecteur de « démocratisation de la réalité augmentée ». Certains y voient déjà le catalyseur d’un âge d’or pour une technologie pas si récente mais qui n’avait auparavant pas vraiment trouvé de débouchés clairs.

Pour moi, c’est au mieux un voeu pieux, peut-être même une grossière exagération. Bien entendu, la réalité augmentée est un bon produit d’appel, c’est un gadget sympathique qui a su convaincre bon nombre d’utilisateur de télécharger l’application pour « voir Pikachu posé sur la tête de Mamie ».

Mais l’effet de sidération face à une simple technologie ne dure pas. Cet été, j’ai vu jouer des milliers de personnes et je les ai toutes vues désactiver la réalité augmentée au bout de quelques jours. Passé l’amusement premier, on réalise qu’elle ne sert à rien, qu’elle vide la batterie du téléphone en moins d’une heure et que, surtout, on a l’air parfaitement idiots à tenir notre téléphone à hauteur d’yeux…

Le mérite de Pokemon Go aura été de mettre le mot réalité augmentée sur de nombreuses bouches, de l’avoir fait découvrir au grand public. Mais en l’absence d’un autre support que le mobile, les expériences de réalité augmentée resteront hautement insatisfaisantes et surtout, rapidement lassantes.

Qu’importe, les projets “Pokemon Go-like” commence déjà à se multiplier. Fut d’abord annoncé le jeu équivalent pour la franchise Harry Potter, finalement une rumeur, puis McDonalds et Monopoly se sont alliés pour proposer leur propre jeu en réalité augmentée.
Mais ceux qui pensent tenir une formule gagnante et reproductible pour n’importe quelle franchise, marque ou histoire oublient que sur le web, rien n’est duplication, tout est adaptation.

Pokemon Go fonctionne car, pour beaucoup de joueurs, il permet d’incarner le héros de la série télévisée dans la « vraie vie » et de rencontrer d’autres dresseurs – dans la rue ou sur des forums – pour raconter ses plus belles chasses.

L’aspect social mais aussi le facteur nostalgique et la transposition dans un espace concret d’éléments de l’univers narratif de la franchise Pokemon restent donc les principaux facteurs de succès de l’application.

La gageure sera donc pour certains de croire, pour quelques temps encore, que la réalité augmentée fait vendre. Des annonceurs s’y laisseront prendre et seront probablement déçus en raison de leurs attentes irréalistes.

Pokemon Go n’a pas démontré que les gens veulent du mobile ou de la réalité augmentée. Pokemon Go a démontré, une fois de plus, que les gens veulent des expériences qui permettent de transcender un univers narratif et de les placer au coeur de l’action.

 

Une expérience sociale, entre le monde physique et numérique

Le moteur de Pokemon Go n’est donc pas la réalité augmentée, mais bien les interactions sociales. Pourtant le jeu fonctionne en vase clos : aucune fonctionnalité de partage n’est intégrée, pas de bouton Facebook ou Twitter ou quoi que ce soit pour frimer après avoir attrapé un gros Ronflex.

Le jeu ne cherche pas à monopoliser et à centraliser les interactions pour une simple et bonne raison : elles se passent principalement en dehors du téléphone.

La critique la plus simple, hâtive et fréquente que j’ai pu entendre est celle selon laquelle « tout le monde a les yeux rivés sur son téléphone et se coupe du monde réel ». Il suffit pourtant d’avoir passé dix minutes dans un parc cet été pour comprendre à quel point ce genre de remarques ont été taillées à l’emporte-pièces…

En réalité, j’ai discuté avec probablement plus de gens en un mois qu’auparavant en 2016. Des joueurs de tous milieux sociaux, de tout âge (de 11 à 70 ans environ), homme, femme, geek en t-shirt, homme d’affaire cravaté sur le chemin du boulot, seul, en couple, entre amis, en famille.

« T’es quel niveau ? » est devenu pour les joueurs le nouveau « il fait chaud aujourd’hui, non ? » que l’on s’échange entre voisins. “T’es quelle équipe ?” est devenu un test d’appartenance (les joueurs pouvant appartenir à l’une des trois équipes rouge, bleu ou jaune, ndla).

Pokemon Go crée, pour ceux qui le veulent, une porte d’entrée vers un monde d’inclusion, et non d’isolement. Il a même été observé qu’il aidait des enfants autistes à davantage s’ouvrir et à communiquer avec leurs pairs.

Le premier cercle social est bien sûr le groupe d’amis ou la famille car une bonne chasse se mène à plusieurs. Dans les grands parcs comme La Villette à Paris ou Jardin public de Bordeaux, les bons plans et les emplacements de Pokemon rares s’échangent à haute voix ou via WhatsApp, Snapchat ou Messenger. Et parfois, si on a de la chance, on se retrouve au milieu de ça :

 

Je sais que pour beaucoup, il s’agit d’un acte de folie collective, d’un asservissement au virtuel au dépend du réel. Mais je peux vous assurer qu’une fois dépassée la gêne de participer pour la première fois à un pokerun, une course en compagnie de centaines d’autres personnes, impossible d’ignorer que ce jeu produit quelque chose d’unique et, encore une fois, de social, d’incomparablement SOCIAL !

A l’endroit de la capture, le brouhaha des conversations dure dix minutes. On râle, on exulte, on débriefe, on se conseille entre amis ou entre inconnus… avant de chercher la prochaine cible sur les réseaux sociaux, sur les scanners de pokemons développés par des fans, ou encore sur les milliers de forum ouverts pour partager ses astuces et les endroits les plus intéressants pour aller chasser.

 

La puissance discrète du crowdsourcing

Pokemon Go est un pur produit du web communautaire. Et cela avant même la sortie du jeu, car celui-ci a été bâti sur la base de données constituée grâce à un précédent jeu du studio Niantic : Ingress, qui figure d’ailleurs depuis quelques temps dans ma sélection des projets interactifs remarquables.

Le pitch d’Ingress est assez simple : une substance extraterrestre appelée XM est découverte et semble émaner de tous les lieux culturels et historiques de l’humanité. Deux factions s’affrontent : les Enlightened (éclairés) qui veulent récolter cette matière pour faire de nous des êtres humains plus évolués ; et les Resistants qui veulent contenir cette matière tant que l’on ne connait pas ses effets.

En se rendant devant des bâtiments historiques et des points d’intérêt culturels identifiés partout autour d’eux, les joueurs peuvent donc se géolocaliser et marquer des points leur permettant de s’octroyer le contrôle de l’endroit. Les deux factions luttent donc pour le “contrôle” du patrimoine culturel de l’humanité.

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Ingress (Niantic, 2013)

J’avais un peu joué à Ingress mais ce premier jeu du studio Niantic, en dépit de ses prouesses techniques, était froid, sans âme. Il a toutefois eu le mérite, grâce à sa communauté d’environ dix millions de joueurs, de cartographier tout ce qui constitue des points d’intérêt (un bâtiment, une oeuvre, un tag…).

Ces points d’intérêts sont devenus les pokestops dans lesquels se récupèrent les objets indispensables au jeu.

Ce crowdsourcing, comme toute démarche participative, produit une base de données percluse d’imprécisions et d’erreurs. Comme ces points d’intérêts ont été identifiés à partir de 2013, certains sont devenus complètement obsolètes. Pour d’autres, ce sont les descriptions des utilisateurs qui laissent à désirer…

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Merci la communauté…

Mais peu importe, cela donne un côté très humain au jeu. Et surtout, une caution culturelle !

Car en suivant les pokestops d’une ville, vous pouvez la découvrir différemment, parfois dans un niveau de détail surprenant. Vous remarquez une statue, un mascaron ou un tag jusqu’alors trop discrets… J’ai utilisé l’application pour visiter dix villes cet été, et à chaque fois je me suis demandé pourquoi tous les offices de tourisme de France n’ont pas sauté sur l’occasion de faire des « circuits Pokemon Go », comme l’a finement fait la ville de Nîmes.

 

La mobilité (obligatoire) au coeur de l’expérience

Pokemon Go, ce n’est pas donc pour moi l’avènement de la réalité augmentée mais bien de l’expérience sociale in situ. Comme d’autres applications auparavant, le jeu propose une expérience qui peut aussi s’avérer être un frein à l’accessibilité : pour pouvoir jouer, il faut sortir.

Dans un précédent article, je relevais bon nombre d’oeuvres ayant fait ce pari, nécessairement avec moins de réussite économique que Pokemon Go mais en produisant des expériences tout à fait remarquables.

Parmi elles, Cinemacity proposait d’aller chasser les extraits de films là où ils ont été tournés dans Paris. Est-on si loin du principe d’aller arpenter la ville à la recherche de points d’intérêts où sont disséminés des éléments de jeu ?

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Cinemacity (Small Bang, Arte, 2013)

Mais Pokemon Go nourrit davantage l’engagement grâce un design d’expérience qui récompense chacune de vos actions, chacun de vos pas.

Cinemacity se fait avec pour récompense l’amour du cinéma et de la culture. Pokemon Go dresse quant à lui des classements, proclame des champions d’arènes, fait gagner des points d’expérience, des badges, et autres mécaniques qui font la panoplie complète du parfait game design addictif. Regardez donc comme je trône fièrement sur l’arène de la place des Quinconces de Bordeaux avec la sensation du devoir accompli 🙂

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Encore récemment, les dernières mises à jour continuent de renforcer les récompenses offertes aux plus gros marcheurs. Mais jusqu’à quand ? Car les beaux jours s’achèvent et la grande question est de savoir si Pokemon Go, à l’instar des géraniums, passera l’hiver.

Voyant déjà le nombre de joueurs actifs diminuer à la faveur de la fin des vacances, certains proclament, à mon sens un peu vite, la fin du jeu. Bien évidemment, la mobilité est plus forte par beau temps et le jeu va connaître un important creux d’activité.

Et c’est précisément ici que Pokemon Go peut réussir un coup de maître en fonctionnant par saison, comme une série télévisée. L’attente est un des moteurs de la frustration et ce jeu s’en nourrit, comme beaucoup d’autres jeu mobiles au modèle économique similaire (pensez à Candy Crush et consorts). Il est donc fort probable que le studio prépare chaque année de grosses annonces avant l’été qui risqueront bien de relancer la “folie Pokemon Go”.

 

Un jeu critiqué (et critiquable) mais pour les mauvaises raisons

Un joueur de Pokemon Go n’est socialement acceptable que pour un autre joueur de Pokemon Go. Pour le reste du monde, quelque chose ne va pas. 

J’exagère mais à peine. Il a été pour moi révélateur de constater à quel point les moqueries et le dédain ont été LA constante de ces semaines à jouer ostensiblement à Pokemon Go. Car, il faut bien l’avouer, on vous repère de loin…

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Beaucoup de passants sont amusés sans être méchants, mais d’autres lancent carrément des insultes. Les personnes les plus intéressantes approchent en curieux et ne peuvent s’empêcher de demander « mais pourquoi vous faites ça, vous avez quoi à gagner ? ». Ce à quoi je réponds toujours « mais pourquoi voir un film, vous avez quoi à gagner ? ». Une réplique qui fonctionne moyennement étant donné que pour la plupart des gens, un film, c’est de la culture, et Pokemon Go, c’est un jeu pour enfants asociaux.

Je trouve dommage de voir les critiques les plus simplistes entretenir une sorte de faux débat alors que le jeu permet pourtant de mettre en exergue d’autres problématiques autrement plus intéressantes. Des problématiques comme la fracture numérique, qui est tout sauf résolue en France.

A la campagne – si vous avez un réseau satisfaisant, ce qui est loin d’être gagné – vous ne pourrez pas jouer correctement à Pokemon Go pour autant. Il y a très peu de pokemons à attraper et de points d’intérêts dignes d’être transformés en pokestops. Le bon endroit pour se débarrasser de son addiction à Pokemon Go, c’est une semaine dans un chalet de haute montagne…

Au-delà de cette fracture numérique-ci, relativement évidente, on en remarque une seconde, plus discrète. Celle qui se dresse entre les adolescents déjà équipés d’un smartphone et les autres. Entre ceux qui ont un forfait avec des données mobiles (illimitées ou non) et les autres. Entre ceux qui ont les moyens d’acheter les éléments payants du jeu (et donc de progresser plus vite), et les autres.

Le smartphone est devenu un élément de reconnaissance sociale pour certains, et une source de moqueries pour d’autres. Pokemon Go n’est pas un facteur d’isolement social mais, bien au contraire, une mise en évidence des inégalités numériques préexistantes.

 

L’été prochain, jouez à Pokemon Go bordel!

Si vous n’avez pas osé cette année, faites-le l’année prochaine (ou encore un de ces prochains week-ends : allez dans le plus grand parc de votre ville et lancez-vous). Au-delà d’être parfaitement nécessaire pour quiconque s’intéresse aux évolutions des usages face au numérique, cette expérience vous ouvrira une porte sur un monde d’extrême socialisation, comme nous n’en connaitrons que rarement dans une vie.

Si cet article vous a plu, poursuivez votre lecture avec d’autres articles ou avec mes livres sur les nouvelles écritures.

5 comments

  1. Comment by lionel rathle

    lionel rathle 22/09/2016 at 10:25

    d’un point de vue social, non. c’est une communauté qui est créée. un jeu certainement. une initiative pour faire « sortir » les ados certainement. mais dommage que cette réalité augmentée se substitue à la vraie réalité et traduit un manque de perspective de cette communauté. si il faut sortir avec son téléphone pour sortir car si non y a rien d’intéressant voilà ce qui est effrayant. serions nous devenus des Otaku ? des asociaux ne pouvant communiquer avec les autres que par un vecteur commun… holà…. hot là. ou est la société réelle la-dedans… nul part…

    • Comment by Benjamin Hoguet

      Benjamin Hoguet 22/09/2016 at 10:45

      Merci pour votre commentaire Lionel. Bon j’avoue ne pas avoir tout compris mais pour réagir au sujet « réalité augmentée » VS « vraie réalité », cela rejoint pour moi l’opposition que l’on dresse souvent entre virtuel et réel.

      Le problème selon moi, c’est que l’on fait fausse route à vouloir percevoir le virtuel comme n’était pas « réel ». Quand une application déplace des millions de personnes, c’est excessivement concret. C’est donc excessivement « réel ».

      Pour moi l’opposition entre la « vie virtuelle » et la « vraie vie » est obsolète. Nous avons deux existences et parfois deux personnalités qui se superposent mais elles participent de la même réalité.

      Bien sûr, libre à vous de préférer l’une ou l’autre des incarnations de cette réalité mais moi j’aime les deux 🙂

      Bonne journée,
      Benjamin

      • Comment by Lionel

        Lionel 22/09/2016 at 11:55

        J’aime les deux. J’aime les jeux. Mais j’ai constaté que les millenials eux, ne font plus la différence. Ils se comportent en consommateurs, ils sont spectateurs ….

        • Comment by Benjamin Hoguet

          Benjamin Hoguet 22/09/2016 at 15:28

          Je pense qu’on est ici dans le prolongement du débat « la télévision abruti les masses », « les jeux vidéos rendent les jeunes violents ». Qu’une minorité s’y perdent est une chose inévitable. Mais que l’ensemble des millenials ne sachent plus distinguer le monde physique du monde numérique est assurément exagéré.

          Les dizaines des gens avec qui j’ai pu parler n’ont absolument aucun problème de perception de la réalité et sont pour la plupart parfaitement adaptés socialement, en dépit d’origines sociales extrêmement diverses. Beaucoup reconnaissent même leur addiction au jeu et ils l’assument souvent avec le sourire. Cela fait presque partie des codes de reconnaissance entre joueurs…

          Accros, excessifs et obsessionnels, oui. Déconnectés du réel et abêtis, pas tellement.

  2. Comment by Djaal

    Djaal 23/09/2016 at 15:52

    A noter que Ingress servait déjà à Niantic (qui était une startup de google à l’époque si je ne m’abuse) pour qualifier les POI de Field Trip (leur Trip Advisor) gratuitement 😉

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