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Certaines oeuvres interactives font grand cas de la liberté d’action laissée à l’utilisateur. Tandis que d’autres dissimulent presque son existence au nom de la fluidité de l’expérience. Ce qui nous conduit à nous poser cette question : quelle est la valeur « perçue » de l’interactivité ? A quoi bon développer des systèmes interactifs complexes pour ensuite en cacher les ramifications ?

L’interactivité est la clé de voûte de la création numérique. Bien entendu, les modes et les usages évoluent, alors l’interaction aussi. Ses multiples formes émergent, tombent en désuétude, mutent, mais l’interaction – fondamentalement – est toujours là.

L’idée fausse serait de croire que l’interactivité persiste parce que le public la réclame corps et âme. Qu’elle fonctionne bien « auprès des jeunes » comme l’on entend encore souvent. Très honnêtement, je n’ai aucune donnée objective permettant d’appuyer cette enthousiasme… Pour moi, l’interactivité fonctionne et fonctionnera toujours car elle fait partie de la nature même des espaces numériques. Elle est le plus petit dénominateur commun entre le blog obscur, l’application de service et la plateforme sociale gargantuesque.

La nature de l’interactivité dans les oeuvres narratives

Puisque je ne souhaite pas (et ne pourrais pas) revenir sur l’ensemble des articles que j’ai pu écrire sur le mariage entre interaction et narration, je me contenterai simplement d’établir une distinction très basique.

En simplifiant à l’extrême, disons qu’il y a dans le monde de la narration interactive deux grandes directions possibles : les histoires où l’interaction donne des choix déterminants au public et celles où elle accompagne le fil conducteur du récit.

Commençons par ce dernier cas. L’interaction sert ici à faire créer un lien logique et/ou sensible et/ou émotionnel avec le contenu.

Dans le jeu mobile Florence, l’histoire est linéaire mais vous êtes constamment mis à contribution pour interagir avec des éléments de l’histoire.

Tapez sur un réveil pour réveiller la protagoniste, glissez votre doigt de gauche à droite pour lui faire se brosser les dents. A ces gestes triviaux succèdent des interactions de plus en plus riches de sens, qui viendront éclairer la marche de cette histoire d’amour, de ses débuts enflammés à son érosion malheureuse.

Même logique dans d’innombrables expériences interactives, chacune adoptant bien sûr des modes d’interactions spécifiques à sa plateforme et à son histoire. Dans La Grande Histoire d’un Petit Trait, vous dessinez du doigt des éléments qui s’intègrent alors à l’histoire :

Autre exécution mais même logique dans l’interaction : un geste simple déclenche la suite de l’histoire. Ici, le rôle de la technologie est évident, transparent.

Mais au-delà de ces expériences aux interactions simples et épurées, il y a celles qui nous offrent des choix – souvent binaires mais pas toujours – et qui permettent de donner au public le sentiment d’un pouvoir sur le récit. Un héritage croisé du jeu vidéo, des Livres dont Vous Êtes le Héros et des premières tentatives de fiction interactive.

Vous conversez par exemple avec des amis dans Oxenfree et l’interface du jeu vous propose deux ou trois répliques. Vous en choisissez une et l’histoire embraye alors.

Même chose dans les grandes lignes avec le jeu Detroit: Become Human, même si ici les choix sont exprimés différemment.

Ce contrat est hyper intuitif et se retrouve désormais dans des centaines, des milliers d’oeuvres interactives. Il est souvent d’ailleurs très satisfaisant pour le public : « c’est moi qui décide de la suite ! »

Cacher l’interactivité pour cacher l’illusion

Donner le choix, c’est donner l’impression d’une liberté. Mais encore faut-il respecter quelques « règles », avec en premier lieu celle qui consiste à offrir au public une véritable illusion de contrôle.

Prenons un contre-exemple évident avec cette séquence, dans laquelle j’incarne un policier et fais le choix de ne pas menotter un homme en le plaquant à terre, lui demandant plutôt de s’asseoir :

Difficile de croire en son libre-arbitre après ça !

Alors bien sûr cet exemple est caricatural et il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse en créant deux branches à l’histoire à chaque choix, sous peine de se retrouver avec des milliers de fins différentes à écrire.
Alors les scénaristes d’histoires interactives à embranchement usent de multiples astuces pour limiter votre pouvoir de décision sans que vous le sachiez :

  • Certaines décisions ont plus de poids que d’autres
  • Certains embranchements de l’histoire finissent par se rejoindre plus tard
  • Etc. (j’y reviendrai prochainement dans un article sur la fiction interactive mais ce n’est pas l’objet ici)

Vous savez donc que vous interagissez, que vous avez un impact sur le déroulé de l’histoire, mais vous ne savez pas toujours exactement lequel.

Ainsi, dans Oxenfree, vous ne comprenez jamais exactement les conséquences de vos paroles. Vous pouvez supposer, inférer et supputer tant que vous voulez, mais certains liens de cause à effet resteront mystérieux. L’expérience reste ainsi extrêmement fluide et vous ressentez une fort illusion de contrôle sur l’histoire alors que, à certains moments, celle-ci est en fait assez linéaire.

A l’inverse, Detroit: Become Human joue la transparence et dévoile, à la fin de chaque chapitre du récit, les embranchements que vous avez empruntés et ceux que vous avez délaissés. Vous contemplez ainsi la complexité du scénario existant, et vous êtes implicitement invités à retenter l’expérience, en tout ou partie, pour « compléter » l’arborescence.

Nous voyons ici se dessiner avantages et inconvénients de ces deux orientations.

En « cachant » l’interactivité, on favorise une perception relativement linéaire de l’expérience, on ne dévoile pas les subterfuges d’écriture pour ne que l’utilisateur soit parfaitement dupé.

En mettant en avant l’interactivité, on célèbre la liberté offerte à l’utilisateur, on l’incite à revenir, à rejouer, à revivre une histoire clairement plus riche que ce que l’on pourrait croire au premier abord.

Cacher l’interactivité pour personnaliser l’expérience

Dans Oxenfree, on n’explicite pas les conséquences de vos décisions, mais vous restez conscients de vos choix (en choisissant vous-même une des bulles de dialogue). Certaines oeuvres vont encore plus loin dans la dissimulation de l’interaction, en la rendant parfaitement invisible.

Ainsi le documentaire en réalité virtuelle Vestige – dans lequel vous entendez Lisa parler de la perte de son mari – les interactions sont là mais vous n’avez pas conscience de les déclencher, comme le précise le réalisateur Aaron Bradbury (à 1’12 dans la vidéo ci-dessous) : « L’histoire n’est pas linéaire en réalité. Il s’agit de quelque chose de subliminal et le public ne s’en rend pas compte pendant l’expérience, mais il y a des embranchements et donc plusieurs histoires dans Vestige.« 

Ici, on mise donc sur le fait que la personnalisation invisible de l’expérience en fonction de notre comportement (où se dirige notre attention, quels sont nos mouvements…) va produire un ressenti plus fort, un attachement plus grand à l’histoire et à ses protagonistes.

Encore plus pointue, l’expérience The Moment utilise quant à elle nos ondes cérébrales pour personnaliser notre expérience d’un film d’anticipation.

Grâce à un casque spécifique, nos réactions au film sont analysées et de nombreux ajustements au récit sont réalisés : passage d’un fil narratif à l’autre (parmi trois grands arcs), raccourcissement ou allongement d’une séquence, etc.

Autre technologie, même ambition : créer une oeuvre unique sans que vous n’ayez à agir ni à comprendre comment. Une proposition fascinante en soi, mais qui pose véritablement la question de la valeur perçue par le public de ces interactions transparentes. Sont-elles aussi satisfaisantes que les décisions que l’on prend en pleine conscience ?

Impossible pour moi de trancher ce qui s’apparente à une question quasi philosophique, sur le modèle du « l’arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne n’est là pour l’entendre ? ».

Il me semble simplement important de se poser cette question lorsque l’on imagine de telles oeuvres et d’optimiser la nature de l’interaction afin d’optimiser la (ré)action attendue du public.

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