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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.

Produite par DV Group, l’installation Alice, The Virtual Reality Play est à la fois une prouesse technique dans le monde de la narration en réalité virtuelle et l’esquisse d’un possible modèle économique pour les œuvres immersives les plus ambitieuses. Avec Marie Jourdren, directrice de la création, et d’Antoine Cardon, directeur de l’innovation, nous retraçons pour vous l’histoire de ce projet expérimental riche en enseignements.

Il y a quelques mois, j’ai eu le plaisir de pouvoir me rendre sur une île vénitienne où se tenait le festival Venice VR de 2017, doté d’une superbe programmation et dont l’une des œuvres phares était assurément Alice – de par sa taille et les fantasmes qu’entretient cette grande boîte opaque dans laquelle, un par un, les chanceux ayant pu s’inscrire à temps pénètrent curieux et ressortent avec un large sourire.

Un monde à part

Vous l’aurez compris, nous sommes en plein Lewis Carroll. Les personnages vous seront familiers, le lapin blanc, l’œuf Humpty Dumpty et – au centre – vous… Tout gravite autour de vous et votre implication vous permet de faire avancer l’expérience de tableau en tableau.

Tout commence par une première salle, qui se veut une sorte de sas entre la réalité et le virtuel, dans laquelle vous opérez votre transformation de simple spectateur à personnage imaginaire. Ensuite, vous pénétrez dans la salle de l’expérience à proprement parler. Vous vous trouvez d’abord devant une boîte remplie de cartes à jouer, que vos mains bâtiront en châteaux ou feront virevolter…

Une première interaction, relativement simple, est conçue pour « établir une grammaire intelligible », comme le formule Marie Jourdren. « Nous demandons d’abord aux participants de se déplacer. Devant eux, il y a une stèle avec cette boîte et du son qui donne des indications : avance, ouvre la boîte. Les spectateurs intègrent ainsi naturellement qu’ils peuvent marcher, jouer et interagir avec les objets puisqu’ils voient leurs mains… La première chose que nous voulons qu’ils comprennent, c’est qu’ils ont une liberté presque complète. »

Rapidement, le lapin apparaît. Et c’est grâce à lui qu’Alice entre dans une nouvelle dimension. Au premier regard, il peut ressembler à tous les personnages virtuels que vous avez pu rencontrer dans d’autres œuvres, programmés pour vous réciter des phrases préenregistrées plus ou moins pertinemment.

Ici un acteur et un système de capture de mouvement permettent de donner vie à un véritable personnage, capable d’improviser, de se déplacer librement, de répondre très exactement à ce que vous lui dites, voire même de vous effleurer le bras !

« La deuxième chose que le public comprend, c’est que les personnages aussi peuvent interagir. Le lapin vient toucher le spectateur et fait des remarques sur ses habits pour que celui-ci comprenne que le lapin est bien là physiquement. On peut le toucher, il peut nous toucher. On peut le voir, il peut nous voir », précise Marie Jourdren.

Le toucher transforme alors votre rapport à cet univers, qui était encore une sorte d’abstraction une seconde auparavant. Dès lors, virtuel et réel s’entremêlent. Votre présence n’est plus le seul déterminant de votre immersion, car celle du personnage devient tout aussi importante.

Vue, ouïe et toucher donc. Mais les concepteurs ont voulu aller encore plus loin. Alors, pourquoi ne pas faire appel au goût avec un champignon (magique dans l’univers virtuel, en meringue dans le monde physique) à ingurgiter?

Pour Marie, « notre ambition était de donner l’impression aux gens qu’ils allaient entrer dans un film, qu’ils pourraient être l’un des personnages du film. Qui n’a pas eu envie d’entrer dans son film préféré ? Pour autant, jusqu’où pouvions-nous pousser les gens? Ingérer un champignon qu’on ne voit pas, c’était un vrai défi personnel ! »

Alice mange-t-elle le champignon?

Devant une expérience si originale, quelle a finalement été la réaction du public ? « Nous pensions que le champignon ne fonctionnerait pas », avoue Marie Jourdren, « mais 100 % des gens le mangent ! Le personnage dit qu’il faut le manger. Il y a un petit carton. Et tout le monde le fait. »

Il y a pourtant une inquiétude légitime à manger un objet « invisible », de même qu’il y a une vulnérabilité à être touché par un personnage virtuel derrière lequel se cache un acteur, qui nous voit avec ses propres yeux, mais que nous ne percevons qu’à travers son avatar.

« Il y a tout de même des gens qui sont plus ou moins à l’aise. Et il y a des moments dans l’histoire où nous voulons que les spectateurs soient plus ou moins à l’aise. C’est Alice, ça parle de frustration et d’étrangeté. Les spectateurs ne sont pas censés être à l’aise », affirme Antoine Cardon.

« Nous sentons que les gens sont bouleversés, mais ils entrent dans le jeu », renchérit Marie.« À la sortie, beaucoup ne trouvent pas les mots. Une femme a pleuré en sortant. Les gens ont des difficultés à en parler, sûrement parce que nous ne partageons pas encore cette grammaire… »

Cet équilibre entre ce qu’on exige du public et ce qu’on lui offre en retour est subtil et a été affiné au fil des représentations. L’équipe refuse d’aller vers les choses trop faciles : la peur, le pathos, l’angoisse… Alors, les séances successives sont épiées et l’œuvre a beaucoup évolué depuis sa première installation à Cannes. La bible d’improvisation – remise à tout acteur pour l’aider à interagir avec le public – a été enrichie et le scénario s’est étoffé afin d’améliorer sans cesse la relation entre l’acteur et le spectateur.

L’improvisation est fondamentale dans Alice, car le spectateur passe bien souvent de l’autre côté du miroir lui aussi : il est régulièrement mis à contribution et devient acteur de son expérience.

« Les interprètes ont compris qu’ils pouvaient faire absolument ce qu’ils voulaient des spectateurs! Qu’ils avaient toute latitude. Ils pouvaient les faire chanter, danser, tout ce qu’ils voulaient. » Et ils ne s’en sont pas privés. Des spectateurs ont donc chanté, déclamé des poèmes et plus encore, prenant à cœur leur rôle de protagoniste central de leur histoire.

Alice ne devait pas être en retard

Lancé pendant le Festival de Cannes, Alice relève de l’expérimental, de ce qu’avaient envie de montrer les équipes de DV Group. La contrainte : un mois et demi pour tout réaliser, de l’idée au déploiement. Fort heureusement, leurs bureaux parisiens sont pleins à craquer de gens talentueux – au point de devoir rapidement envisager un déménagement pour accueillir des équipes grandissantes. Toutes les compétences sont là pour produire Alice en si peu de temps.

« À l’origine, notre but était de montrer à des investisseurs ce que nous pourrions faire d’ici quelques années avec la réalité virtuelle. Alice devait être une vitrine destinée à trois personnes et n’avait pas vocation à être montré au public ! » se rappelle Antoine Cardon.

Pourtant, ce seront plus de 1 000 personnes qui vivront l’expérience en quelques mois, au fil des nombreuses invitations à installer l’œuvre dans les plus prestigieux festivals au monde. Une mine d’or de retours utilisateurs et une très belle manière de promouvoir DV Group, et ce, même si l’opération n’est pas des plus intéressantes sur le plan financier…

« Alice est une pagaille à faire tourner et coûte une fortune à installer. Pour la tournée, nous avons déjà investi trois fois le montant de la production. C’est absurde… », reconnaît Antoine, « mais cela nous a bien servi. »

Pourquoi Alice est-elle si onéreuse? Pour chaque spectateur – dont l’expérience dure plus de 30 minutes –, il faut quatre personnes : l’acteur qui incarne les personnages, une personne qui accueille, une personne à la régie et un ou une « ninja » qui vient discrètement déposer ou retirer des objets pendant l’expérience.

En l’état, il faudrait donc faire payer 350 euros pour vivre l’expérience de 30 minutes afin qu’Alice devienne rentable… Ce n’est pas envisageable. Toutefois, l’œuvre esquisse les premiers contours d’un modèle économique que DV Group s’apprête à faire émerger.

Vers un modèle d’affaires prometteur ?

Alice n’est que le début d’une nouvelle phase pour un studio qui a commencé par produire des vidéos 360° en 2013 et qui, avec plus de 200 projets immersifs à son actif, mise aujourd’hui sur les expériences dites fondées sur l’emplacement (location-based). Comprenez par cela des installations in situ, où l’expérience dépasse largement ce que vous pourrez vivre dans votre salon avec un casque de réalité virtuelle.

Aujourd’hui, il reste passablement difficile de distribuer une œuvre en réalité virtuelle compte tenu du faible niveau d’équipement des ménages et du faible nombre de salles de réalité virtuelle. « Nous ne pouvons pas produire une œuvre à plusieurs millions en adoptant un modèle cinématographique pour espérer un retour sur investissement, » explique Antoine Cardon.

« Notre modèle est plutôt celui de Punchdrunk, du théâtre immersif ou du Cirque du Soleil. Ce sont des tickets qui sont chers, aux alentours de 100 ou 150 euros, et localisés dans un seul endroit. »

DV Group planche déjà sur une nouvelle expérience plus ambitieuse, qui sera initialement installée à Londres. Elle a été pensée pour tester ce nouveau modèle, avec d’importants changements à signaler : « Tout d’abord, l’expérience est beaucoup plus longue, 75 minutes plutôt que 30. Et elle se vit à 25 personnes en simultané. »

Avec cinq acteurs et quelques personnes en régie pour 25 spectateurs, le ratio sera bien meilleur que pour Alice et ses 4 personnes pour chaque spectateur. Avec cette nouvelle œuvre, il faudra remplir le carnet de réservations pendant trois mois pour réussir le pari de la rentabilité…

Dans un monde d’émergence de la réalité virtuelle et de sous-équipement en casque individuel, il y a fort à parier que la logique des expériences in situ puisse être porteuse. En créant le rendez-vous dans un lieu physique et en transformant l’expérience ordinairement solitaire de la réalité virtuelle en sortie collective, les œuvres comme Alice font le choix audacieux de donner autant de placer à la réalité qu’à la virtualité.

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