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Article originellement publié sur le blogue du Fonds des Médias du Canada.

Œuvre transmédia riche et réfléchie exploitant de nombreux supports de diffusion (enquêtes journalistiques, pétitions, documentaire animé, actions dans l’espace public et plus), Zero Impunity traite d’un sujet de société difficile, volontairement obscurci: les crimes sexuels en temps de guerre. Rencontre avec Nicolas Blies, Stéphane Hueber-Blies et Marion Guth, fondateurs de la société de production a_BAHN et instigateurs du projet.

Le besoin de révéler

« Il y a quatre ans maintenant, Marion Guth s’est rendue au Rwanda pour un autre projet et a commencé à parler avec des survivants du génocide », se remémore Stéphane. « L’idée d’un documentaire sur les violences sexuelles en temps de guerre a commencé à émerger au fil de ces conversations, et l’une de ces personnes a accepté de nous parler… à condition qu’elle soit entendue ! Nous nous sommes alors posé beaucoup de questions et nous en avons conclu que le documentaire ne pouvait suffire, que nous devions penser à un dispositif plus puissant, plus large aussi. C’est avec cette ambition que nous avons commencé à penser à Zero Impunity. »

Toutes les œuvres documentaires évoluent dans des contextes variants, qui imposent de correctement diagnostiquer le rapport du public à un sujet. Tel que proposé dans un précédent article, le positionnement idéal d’un propos documentaire va dépendre de deux grands facteurs

  1. Le public a-t-il connaissance de la problématique?
  2. Le sujet suscite-t-il de fortes oppositions?

Il en résulte donc la grille de lecture suivante, inspirée par les travaux du Fledgling Fund:

Pour Zero Impunity, le contexte est clairement celui d’une problématique méconnue, dans un contexte de fortes oppositions. « Le financement a été complexe, à cause notamment de l’aspect politique et concret du projet, affirme Stéphane. Nous nous attaquons, entre autres, à l’ONU, à l’armée américaine, l’armée française… » Le projet reçoit tout de même des subventions au Luxembourg – apporteur de 90 % des fonds publics – et en France. Le reste d’un budget total de 2,2 millions $ est apporté par les apports en numéraire des deux coproducteurs, Webspider en France et Mélusines Production au Luxembourg.

« Nous avons également reçu beaucoup de menaces, physiques et par courriel, ajoute Stéphane. Nous avons aussi dû composer avec beaucoup de censure, par exemple chez les médias français autour de l’opération Sangaris (en République centrafricaine, ndla), certains médias refusant de nous soutenir. Même de grandes ONG ont refusé de collaborer avec nous, puisque nous attaquions leurs financeurs… »

L’enquête s’impose alors comme une nécessité. L’équipe choisit six grands sujets qui traitent des crimes sexuels commis lors de grands conflits – en Syrie, en Ukraine, etc. –, y compris par les plus puissants corps armés – les États-Unis, la France – tout en interrogeant la responsabilité de l’ONU et de la Cour Pénale Internationale.

« Nous ne voulons pas punir nous-mêmes les coupables, affirme Nicolas. Notre idée était avant tout d’ouvrir les yeux sur un système et de trouver des solutions, notamment d’ordre juridique. C’est pour cela que nous avons plusieurs actions concrètes qui ont été développées. »

À chaque enquête est attachée une pétition venant réclamer une transformation réglementaire ou légale dans le pays concerné. L’équipe développe « un plan de formation contre les violences sexuelles dans les écoles militaires en France, ce pour quoi nous avons été reçus par le Ministère de la Défense et nous allons certainement être auditionnés par l’Assemblée nationale », annonce Nicolas avec enthousiasme. Par ailleurs, en Ukraine, nous avons déposé un projet pour harmoniser la loi ukrainienne avec la loi européenne en matière de droits de la personne. »

Des réussites concrètes, un impact social conséquent et peut-être un nouveau modèle de création activiste? Rentrons davantage dans le détail de la production et de la diffusion de Zero Impunitypour comprendre les raisons de ce succès.

La diffusion n’est que le point de départ

« Notre partenaire média en France, Médiapart, nous l’avons trouvé une semaine avant la sortie!, révèle Stéphane Hueber-Blies. Nous avons voulu travailler dans une totale liberté, donc nous n’avons cherché nos partenaires qu’au dernier moment, avec ce risque de n’avoir personne… »

L’absence d’un média coproducteur permet à l’équipe d’avancer sans contraintes, un choix périlleux, mais jugé nécessaire à l’aune de la sensibilité du sujet et des tentations de censure. Pour autant, ne pas s’adjoindre un diffuseur ne signifie pas négliger la diffusion. Il s’agit même de l’obsession de l’équipe: comment avoir un impact fort? La solution est rapidement trouvée: s’appuyer sur le contenu – les enquêtes – et les transcender, aller plus loin. À chaque enquête se lient pétition citoyenne et proposition d’action concrète pour résoudre le problème mis en lumière.

Nicolas Blies retrace pour nous la chronologie d’un tel projet: « L’enquête française, par exemple, sort le 4 janvier 2017, accompagnée de sa pétition. Nous n’avons pas eu de réponse de François Hollande, alors quand Emmanuel Macron est arrivé en avril, nous avons lancé une nouvelle opération! En juin 2017, nous avons organisé des projections sur les façades du Ministère de la Défense et de l’Assemblée nationale. Cela a fini par réveiller le ministère, que nous avons rencontré en septembre 2017, soit neuf mois après la diffusion! »

L’ambition d’impact social transforme donc la temporalité du projet tout entier: « Les enquêtes se dissipent rapidement, alors que les actions prennent plus de temps, analyse Stéphane. Le projet ne sera terminé que lorsque nous aurons des réponses à nos questions. »

La fin de la production et la diffusion du contenu ne sont ici qu’une borne de mi-parcours en quelque sorte, une promesse encore à réaliser.

Au final, Zero Impunity trouvera de nombreux médias codiffuseurs, avec un petit regret toutefois: n’avoir pas forcément réussi à embarquer les « gros » dans l’aventure. Ni la presse anglophone, en particulier américaine, en prise avec « une sorte de tabou ».

Malgré tout cela, avec plus d’une douzaine de relais à l’international et une traduction en six langues, l’auditoire a tout de même été au rendez-vous. Le multilinguisme a permis d’avoir une résonance forte au Moyen-Orient, notamment, en plus de bon nombre de pays européens où la diffusion est considérée comme une réussite (la France, l’Ukraine, l’Italie et l’Espagne, entre autres). La déception vient davantage des pays où aucun média n’a voulu relayer le projet – comme la Belgique – ou n’a su tenir le rythme intense de publication imposé par l’équipe – comme en Allemagne.

Cela achève de démontrer l’importance de l’intégration de nombreux partenaires nationaux et locaux dans les projets souhaitant avoir un impact global. Diffuser un contenu en anglais sur Internet ne suffira pas à toucher le monde entier…

Chaque partie construit le tout

Vous l’aurez compris, les enquêtes sont le déclencheur d’une campagne bien plus large. Elles motivent les lecteurs à signer des pétitions. Celles-ci sont ensuite utilisées pour soutenir une proposition législative concrète auprès des autorités des pays concernés. Ces propositions sont alors appuyées par des opérations coup de poing comme de nombreuses projections en France, aux États-Unis, en Jordanie et même en Syrie.

« Nous n’étions pas sur place en Syrie, mais nous avons travaillé avec notre réseau de partenaires locaux pour projeter, sur un immeuble, le portrait d’une activiste ayant perdu sept de ses huit enfants pendant la guerre et que Bachar El-Assad veut voir morte, selon Stéphane Hueber-Blies. C’est un peu la mère des rebelles… Nous n’avons jamais demandé d’autorisation. Il n’y a aucune raison de demander une autorisation pour user de l’espace public. Nous nous sommes complètement réapproprié cet espace et en avons fait une règle. Surtout lorsqu’il s’agit de mettre en avant des voix et des messages par ailleurs étouffés dans la sphère publique. »

Les vidéos de ces opérations circulent sur les réseaux sociaux et renforcent l’intérêt du public pour les enquêtes, tout en interpellant puissamment les autorités… Elles participent à un enchevêtrement médiatique vertueux – parce que cohérent – nourri par l’utilisation de ces différentes plateformes.

Et ce n’est pas fini: chaque signataire des pétitions se retrouve aussi « numérisé » sous forme d’un avatar participant à une marche virtuelle permanente. À l’heure où j’écris ces lignes, plus de 400 000 personnes sont ainsi représentées dans un espace public virtuel.

Une façon de mesurer l’ampleur du mouvement créé, tout en mettant de l’avant d’autres témoignages, soit ceux du public touché par l’œuvre au point de s’engager par voie de pétition.

Si la marche virtuelle n’a peut-être pas eu la portée escomptée par ses créateurs, elle reste une belle incarnation de ce qu’ils et elles ont accompli. Plus de 400 000 signataires, c’est l’assurance d’avoir touché des millions de citoyens dans plusieurs dizaines de pays. Cette marche persistante est sans doute un peu trop virtuelle, mais toujours est-il qu’elle témoigne d’une réalité et d’un impact social profondément humains.

La qualité des enquêtes a constitué une assise solide pour la construction d’un écosystème médiatique certes complexe, mais dans lequel chaque élément vient nourrir l’autre. Il en résulte un tout difficile à parfaitement décrire dans ces lignes, puisqu’il manquera dans ma description, à n’en pas douter, mille petits et grands détails qui auront participé à cette aventure à l’ambition et à la temporalité hors du commun.

Pour en prendre la mesure, peut-être pourriez-vous prochainement vous tourner vers le documentaire Zero Impunity, en cours de finalisation? Il marie les codes du documentaire et de l’animation pour offrir une expérience encore différente, toujours au service de l’impact social.

Ici encore, l’équipe ne fait rien selon le modèle établi. « Nous n’avons pas cherché d’aide en documentaire, car nous n’avons pas écrit le film avant de commencer l’enquête, annonce Nicolas. Nous écrivions progressivement le film et le studio d’animation travaillait au fur et à mesure de l’écriture. C’était très intuitif, en temps réel. »

Nécessairement, le film sort plus d’un an après les enquêtes écrites. Le défi sera donc de réactiver l’intérêt autour de la problématique, un travail à nouveau complexe, mais qui sera, à n’en pas douter, facilité par la préexistence d’un important réseau de partenaires et d’une large communauté.

Un nouveau modèle de production?

« Notre façon de produire a toujours inclus une forme d’engagement, rappelle Stéphane, mais Zero Impunity est le premier projet où cet engagement va aussi loin! Désormais, nous n’imaginons pas pouvoir faire autrement: nous construisons tous nos projets ainsi, que nous les initions à l’interne ou que nous les acceptions de l’extérieur. »

Pour les producteurs de a_BAHN, l’expérimentation de Zero Impunity s’érige désormais en exemple, pour eux-mêmes et, espérons-le, pour d’autres créateurs en quête d’impact global. Un modèle qui répond à une déconstruction et à une reconfiguration du pouvoir des différents médias et des différents genres créatifs à l’heure du numérique.

« Nous nous sommes rendu compte de l’écart entre l’impact médiatique d’un film documentaire, celui d’un projet uniquement numérique et celui d’un projet journalistique, analyse Stéphane Hueber-Blies. Chacun apporte quelque chose de différent. Notre ambition est désormais de mixer le tout pour obtenir une “chronologie d’impact d’audience” qui soit celle des différents supports. »

Leur prochain projet traitera de féminisme et reprendra donc cette structuration. Il sera un peu moins sensible politiquement, mais le même schéma pourra être appliqué. Et perfectionné: « Nous sommes en train de nous constituer un réseau international qui va des États-Unis à tout le continent africain, en passant par l’Europe et l’Asie, annonce Nicolas Blies. Nous construisons une sorte de mappemonde journalistique. Nous nous attendons donc, sur ce nouveau projet, à largement dépasser l’impact que nous avons pu avoir sur Zero Impunity. »

Un projet et un modèle à suivre.

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